dimanche 16 mars 2008

Sénèque - De la colère Livre II - « Le courroux du sage ne s'éteindra jamais s'il s'allume une fois »

Voici le Livre II de la Colère de Sénèque. Vous pourrez consulter la première partie le dimanche 9 mars dernier. Bonne réflexion.

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[…] La colère n'ose rien par elle-même et sans la permission de l'âme. Car entrevoir l'injure et en désirer la vengeance, faire la double réflexion qu'on ne doit pas être offensé, et qu'on doit punir l'offenseur, cela ne tient pas au mouvement physique, qui devance en nous la volonté.

[…] L'action de l'esprit est complexe et renferme plus d'un élément. Notre esprit a conçu quelque chose qui l'indigne, qu'il condamne, qu'il veut punir, et rien de tout cela ne peut se faire, si lui-même ne s'associe à l'impression des sens.

[…] Si la colère naît malgré nous, jamais la raison ne la surmontera. Tout mouvement non volontaire est invincible, inévitable, comme le frisson que donne une aspersion d'eau froide, comme la défaillance de cœur que provoquaient certains coups, comme lorsqu'à de fâcheuses nouvelles notre poil se hérisse, que des mots déshonnêtes nous font rougir, et que le vertige nous saisit, à la vue d'un précipice. Aucun de ces mouvements ne dépendant de nous, la raison ne peut en rien les prévenir.

[…] Il arrive au plus brave de pâlir, quand il s'arme pour le combat, de sentir quelque peu ses genoux trembler au signal du carnage ; le cœur peut battre au plus grand capitaine, quand les deux armées vont s'entrechoquer ; l'orateur le plus éloquent éprouve un tremblement dans tous ses membres, quand il se dispose à prendre la parole. Mais la colère va plus loin que ces simples mouvements : c'est un élan ; or, il n'y a pas d'élan sans l'assentiment de l'esprit ; et dès qu'il s'agit de se venger et de punir, ce ne peut être à l'insu de l'intelligence. Un homme se croit lésé ; il court à la vengeance : un motif quelconque le dissuade, et il s'apaise aussitôt. Je n'appelle point cela colère, mais mouvement de l'âme, qui cède à la raison. La colère, c'est ce qui franchit les bornes de la raison et l'entraîne avec elle.

[…] Ceux qui versent à flots le sang des hommes, qui se font du carnage une fête, ces Apollodore, ces Phalaris, lorsqu'ils égorgent leurs semblables sans en avoir reçu d'injure, sont-ils donc en colère ? Non, là n'est plus la colère, mais la barbarie ; car elle ne fait pas le mal parce qu'on l'a offensée, elle qui consentira même à ce qu'on l'offense, pourvu qu'elle ait le plaisir de rendre le mal. Elle frappe, elle déchire, non par vengeance, mais par plaisir. Qu'est-ce donc que ce fléau ? Quelle est sa source ? C'est toujours la colère qui, à force d'être exercée et assouvie, finit par ne plus savoir ce que c'est que pitié, abjure tout pacte avec la société humaine et se transforme en cruauté. Loin qu'il ait l'extérieur d'un homme irrité, l'homme cruel sourit, s'applaudit, s'enivre de joie aux horribles actes devenus pour lui des passe-temps.

[…] La vertu se gardera bien d'imiter les vices qu'elle gourmande ; elle réprimera surtout cette colère qui jamais ne vaut mieux, qui souvent est pire que le délit auquel elle en veut. La vertu est toujours heureuse et satisfaite : tel est son partage et sa nature ; la colère est aussi peu digne d'elle que l'affliction. Or, l'affliction suit la colère ; c'est où nous jette toujours le repentir ou le mauvais succès de ses transports. Si le rôle du sage était de s'irriter à la vue du mal, plus le mal serait grand, plus sa colère s'échaufferait ; et elle s'allumerait souvent. D'où il suivrait que le sage serait non seulement courroucé quelquefois, mais toujours en colère. Puis donc que, selon nous, toute colère, grave ou fréquente, n'a jamais place en l'âme du sage, que n'achevons-nous de l'en délivrer tout à fait ? Car, encore une fois, où s'arrêtera-t-elle, si elle doit se proportionner à chaque méfait ? Le sage deviendra ou injuste, s'il poursuit d'un courroux égal des délits inégaux, ou le plus irascible des hommes, s'il sort de lui-même à chaque crime capable de le révolter.

[…] Le courroux du sage ne s'éteindra jamais s'il s'allume une fois : partout débordent les vices et les crimes, trop multipliés pour que le frein des lois y remédie. Une affreuse lutte de scélératesse est engagée ; la fureur de mal faire augmente chaque jour à mesure que diminue la pudeur. Abjurant tout respect du juste et de l'honnête, n'importe où sa fantaisie l'appelle, la passion y donne tête baissée. Le génie du mal n'opère plus dans l'ombre, il marche sous nos yeux ; il est à tel point déchaîné dans la société, il a si fort prévalu dans les âmes que l'innocence n'est plus seulement rare, elle a disparu totalement.

[…] Le sage ne s'irritera pas contre ceux qui pèchent ; et pourquoi ? Parce qu'il sait qu'on ne naît pas sage, mais qu'on le devient ; que dans le cours des siècles il se forme à peine quelques sages ; parce que la nature humaine lui est bien connue, et qu'un bon esprit n'accuse pas la nature. S'étonnera-t-il que des fruits savoureux ne pendent point aux buissons sauvages ; que les épines et les ronces ne se chargent point de quelque production utile ? On n'est pas choqué d'une imperfection qu'excuse la nature.

[…] Se faire craindre n'est pas toujours une preuve de supériorité ; et je ne réclamerais pas pour le sage une arme qui est aussi celle de la bête féroce, la terreur. Ne craint-on pas aussi la fièvre, la goutte, la gangrène ? Et s'ensuit-il que ces trois fléaux aient quelque mérite ? Loin de là, le mépris, le dégoût, l'horreur ne viennent-ils pas toujours de l'effroi qu'un objet nous cause ? La colère par elle-même est hideuse, mais nullement redoutable, et pourtant beaucoup la redoutent, comme l'enfant a peur d'un masque difforme.

[…] Telle est la crainte qu'inspire la colère ; ainsi l'ombre intimide l'enfant, et des plumes rouges font fuir les bêtes féroces. La colère n'a rien de la fermeté, rien du vrai courage ; elle ne déconcerte que les âmes pusillanimes.

[…] Ne cherchons point une excuse, une apologie pour nos emportements, en soutenant qu'ils sont ou utiles, ou inévitables ; car quel vice a jamais manqué d'avocat ? Ne disons pas : « La colère ne se guérit point ». Les maux de l'âme sont loin d'être incurables : la nature, qui nous forma pour la vertu, nous aide elle-même à nous corriger, si nous le voulons. Il n'est pas vrai non plus, comme l'ont cru quelques-uns, que la route des vertus soit difficile ni escarpée ; on y va de plain-pied.

[…] Les âmes nées ardentes sont les plus ouvertes à la colère. Les quatre éléments de la nature : le feu, l'eau, l'air et la terre, ayant chacun des propriétés correspondantes, qui sont la chaleur, l'humidité, la sécheresse, le froid, font par leur mélange la diversité des lieux, des races, des constitutions, des penchants ; et les caractères sont plus ou moins prononcés, selon que tel ou tel élément y domine : de là vient aussi qu'un pays s'appelle humide ou sec, froid ou chaud.

[…] De la licence naît la témérité, de la contrainte l'affaissement moral ; les éloges relèvent un jeune cœur, et le font bien présumer de ses forces ; mais ces mêmes éloges engendrent l'arrogance et l'irritabilité. Voilà deux routes opposées : que faire ? Tenir le milieu de manière à user tantôt du frein, tantôt de l'aiguillon.

[…] Que vous soyez juge d'un procès sur la plus modique somme, sans témoin, rien ne vous paraîtra prouvé ; et le témoin, s'il ne prête serment, ne fera pas foi ; vous donnerez aux deux parties les remises, le temps convenables, vous les écouterez plus d'une fois ; car la vérité ressort d'autant mieux qu'on l'a plus souvent débattue. Et votre ami, vous le condamnez sur-le-champ, sans l'ouïr ni l'interroger. Avant qu'il puisse connaître son accusateur et son crime, vous voilà furieux contre lui. On vous croirait sûr de la vérité, bien instruit du pour et du contre, tandis que le délateur même abandonnera son dire, s'il lui faut le prouver. Ne me citez pas, vous recommande-t-il ; si vous me mettez en avant, je nie tout, et vous ne saurez plus rien de moi. Il vous pousse ainsi dans la lutte à laquelle lui-même se dérobe. Ne vouloir rien dire que clandestinement, c'est à la fois dire et se rétracter. Mais un ami croire à des rapports secrets, et rompre publiquement, quoi de plus injuste ?

[…] On n'est donc irascible que par ignorance des choses, ou par présomption. Connaît-il bien les choses humaines, celui qui s'étonne que le méchant opère le mal ; qui trouve étrange qu'un ennemi lui nuise, qu'un ami le désoblige, que son fils s'oublie, que son valet manque à sa tâche ? La plus pitoyable excuse est ce mot : « Je n'y avais pas pensé ». Fabius le blâmait dans un chef d'armée ; je le blâmerai, moi, dans tout homme. Croyez tout possible ; attendez-vous à tout : les plus doux caractères auront leurs aspérités.

[…] La nature produit des amis insidieux, des amis ingrats, des amis cupides, des amis pour qui rien n'est sacré. Avant d'accuser les méfaits d'un seul, considérez la race entière des hommes. C'est au sein de la plus vive joie qu'il faut craindre le plus : quand tout vous paraîtra calme, les orages ne manquent pas ; ils sommeillent : comptez toujours sur quelque fléau prêt à vous frapper. Le pilote ne livre jamais toutes ses voiles avec une confiance absolue, il s'arrange pour tout replier au besoin.

(Traduction française : M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860)

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