Aujourd’hui et demain, je vous propose une halte à travers un grand classique : De la colère, de Sénèque. Je voudrais bien dédier cette lecture à nos dirigeants politiques pour qu’ils s’en inspirent, mais ce serait trop leur demander. Restons modestes et profitons, nous, des plaisirs de cette lecture.
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[…] Le sanglier écume ; il aiguise sa dent meurtrière ; le taureau frappe l’air de ses cornes et fait voler le sable sous ses pieds ; le lion pousse un sourd rugissement ; le cou du serpent se gonfle de courroux ; l’aspect seul du chien atteint de la rage, fait horreur. Il n’est point d’animal si terrible, si malfaisant, qui ne montre encore, dès que la colère le possède, un surcroît de férocité.
[…] « Souvent, dira-t-on, l’homme s’irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l’offense ». Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c’est que l’intention est déjà une injure, et que la méditer, c’est l’avoir commise.
[…] Aristote dit que « la colère est le désir de rendre mal pour mal ». Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de ne causer aucune peine ; car le mal qu’elles font, elles ne le méditent pas.
[…] La brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l’homme ; ils n’ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu’il y ait chez eux de l’amour, il y aura de la haine ; l’amitié supposera l’inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au cœur humain.
[…] Quoi de plus aimant que l’homme envers autrui ? Quoi de plus haineux que la colère ? L’homme est fait pour assister l’homme ; la colère, pour l’exterminer. Il cherche la société de ses semblables, elle cherche l’isolement ; il veut être utile, elle ne veut que nuire ; il vole au secours même d’inconnus, elle s’en prend aux amis les plus chers. L’homme est prêt même à s’immoler pour autrui : la colère se jettera dans l’abîme, pourvu qu’elle y entraîne autrui.
[…] Le dépositaire des lois, le régulateur des États, devra, le plus longtemps possible, n’employer à la guérison des âmes, que des paroles, et des paroles de douceur, qui les engagent au bien, qui leur insinuent l’amour du juste et de l’honnête, qui leur fassent sentir l’horreur du vice et le prix de la vertu. Son langage deviendra plus sévère peu à peu ; il joindra au conseil l’autorité de la réprimande, et n’usera de châtiments que comme dernier remède ; encore seront-ils modérés et rémissibles. La peine capitale ne s’infligera qu’aux grands coupables : nul, en un mot, ne périra que sa mort ne soit un bien même pour lui.
[…] « Le juste », dit Platon, « ne blesse personne ; or la vengeance blesse : donc elle ne sied pas au juste, non plus que la colère, dont la vengeance est fille ». Si le juste ne trouve point de charme à se venger, en trouverait-il à une passion qui met sa joie dans la vengeance ? La colère n’est donc pas conforme à la nature.
[…] Il est plus facile d’expulser un mauvais principe, que de le gouverner ; plus facile de ne pas l’admettre, que de le modérer, une fois admis : dès qu’il a pris possession, il est plus fort que le maître, et ne connaît ni restriction ni limite.
[…] L’homme qui s’élance au fond d’un abîme n’est plus maître de lui ; il ne peut ni remonter, ni s’arrêter dans sa chute ; un entraînement irrésistible ne laisse point place à la prudence, au repentir : il lui est impossible de ne pas arriver où il pouvait ne pas aller.
[…] « La colère est nécessaire », dit Aristote. « Quelle victoire obtient-on sans elle, si elle ne remplit notre âme, si elle n’échauffe notre cœur ? Seulement il faut s’en servir, non comme d’un capitaine, mais comme d’un soldat ». Raisonnement faux : car si elle écoute la raison et qu’elle suive là où celle-ci la mène, ce n’est plus la colère, qui n’est proprement qu’une révolte. Si elle résiste, si, quand on veut qu’elle s’arrête, ses féroces caprices la poussent en avant, elle est pour l’âme un instrument aussi peu utile que le soldat qui n’obéit pas au signal de la retraite.
[…] La colère n’est donc pas utile, même à la guerre et dans les combats ; elle dégénère trop vite en témérité, et ne sait pas fuir le péril où elle veut engager les autres. Le seul courage sûr de lui-même est celui qui s’observe longtemps, qui s’arme de prudence, et n’avance qu’à pas lents et mesurés.
[…] S’emporter pour la cause des siens est moins un dévouement qu’un manque de fermeté. Ce qui est beau, ce qui est noble, c’est de voler défendre ses parents, ses amis, ses enfants, ses concitoyens, à la seule voix du devoir, avec volonté, jugement et prévoyance, sans emportement ni fureur. Car point de passion plus avide de vengeance que la colère, et qui par là même y réussisse moins, tant elle se précipite follement ; semblable, au reste, à presque toutes les passions qui font elles-mêmes obstacle aux succès qu’elles poursuivent. Avouons donc qu’en paix comme en guerre la colère ne fut jamais bonne à rien. Elle rend la paix semblable à la guerre ; en face de l’ennemi, elle oublie que les armes sont journalières, et elle tombe à la merci des autres, faute de s’être possédée elle-même.
[…] Si je dois endosser la robe sinistre du juge, s’il y a lieu de convoquer le peuple au son de la trompette, je monterai sur mon tribunal sans courroux, sans animosité, le visage impassible comme la loi, dont le langage solennel veut un organe qui soit calme, grave et point passionné ; et si je commande au licteur d’exécuter la loi, je serai sévère, et non point irrité. Que je fasse tomber sous la hache une tête coupable, ou coudre le sac du parricide, ou supplicier un soldat, ou précipiter de la roche Tarpéienne un traître, un ennemi public, la colère n’agitera pas plus mes traits ni mon âme, que lorsque j’écrase un reptile ou un animal venimeux.
[…] La colère s’émeut pour des motifs puérils autant qu’étrangers à la cause. Un air trop assuré, une voix trop ferme, des assertions tranchantes, une mise recherchée, un cortège d’assistants trop imposant, la faveur populaire, vont l’exaspérer. Souvent, en haine du défenseur, elle condamne l’accusé ; vainement la vérité éclate à ses yeux ; elle aime, elle caresse son erreur ; elle ne veut pas en demeurer convaincue ; et l’opiniâtreté lui paraît plus honorable que le repentir.
[…] Que la colère est ingénieuse à se forger des motifs de sévir ! Toi, je te condamne, parce que tu l’es déjà ; toi, parce que tu es cause de la condamnation d’un camarade ; et toi, centurion, parce que, chargé d’exécuter l’arrêt, tu n’as pas obéi à ton général ! Il imagine ainsi de faire trois coupables, dans l’impuissance d’en trouver un.
[…] Quelquefois un grand crime sera moins puni qu’un plus léger, si dans l’un il y a oubli, et non scélératesse, et dans l’autre, astuce profonde, hypocrisie invétérée. Le même délit n’appellera pas sur l’homme coupable par inadvertance la même répression que sur celui qui l’est avec préméditation.
(Traduction française : M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860)