jeudi 29 mai 2008

Les médecins spécialistes du Québec craignent l’abolition de l’avortement au Canada

Il est rare, c’est même un événement, que la Fédération des médecins spécialistes du Québec se lance dans une polémique qui a des répercussions à travers le Canada. Cette polémique touche la décision du gouvernement conservateur minoritaire de Stephen Harper de faire adopter un projet de loi, le projet c-484, Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels, qui aurait pour effet, notamment, d’ouvrir toute grande la porte à la remise en question du droit à l’avortement. L’Assemblée nationale du Québec à voté une motion dénonçant ce projet de loi défendu à Ottawa par le gouvernement de Stephen Harper.

Ce projet de loi est proposé par le député conservateur d’Edmonton-Sherwood Park, Ken Epp, à titre privé. Le gouvernement conservateur se défend donc d’en être l’instigateur. Ce pavé dans la mare fait craindre le pire : la remise en question de tous les acquis sur le droit à l’avortement. La Cour suprême avait, en 1988, au terme de 15 mois de délibérations, invalidé les articles du Code criminel qui interdisaient l’avortement, à quelques exceptions près. « (…) le droit à la liberté énoncé à l’article 7 garantit à chaque individu une marge d’autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa vie privée. (…) Cette décision (d’interrompre la grossesse) aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. (…) Ce n’est pas seulement une décision d’ordre médical ; elle est aussi profondément d’ordre social et éthique », écrivait madame la juge Bertha Wilson de la plus haute Cour du pays. Depuis, l’avortement n’est plus un crime au Canada. Un an plus tard, la Cour suprême précise ce droit : le statut juridique de « personne » n’est conféré qu’aux êtres humains « nés et vivants ». Par conséquent, le fœtus n’a pas de « droit à la vie ».

Le député Ken Epp reconnaît qu’il est lui-même opposé à l’avortement. Comme le fait depuis des semaines son gouvernement, il rassure la population que son projet de loi n’a rien à voir avec la question de l’avortement. Au premier abord, on serait tenté de croire le député. En effet, au premier chef, le projet de loi a pour objet principal de majorer les peines encourues dans les cas d’agressions physiques perpétrées contre des femmes enceintes. Ce que dit, en bref, le projet de loi est simple : toute atteinte à l’intégrité d’une femme enceinte est doublement criminalisée puisque la loi reconnaîtrait ce crime comme un acte contre deux personnes, la femme enceinte et « l’enfant pas encore né ». Le projet de loi établit comme des infractions distinctes celle perpétrée à l’encontre d’un enfant non encore né et celle à l’endroit de la mère. De plus, il exclut une défense qui invoquerait le fait que l’enfant non encore né n’est pas un être humain.

En d’autres mots, « toute personne qui cause directement ou indirectement la mort d’un enfant, pendant sa naissance ou à toute étape de son développement intra-utérin, en perpétrant ou en tentant de perpétrer une infraction à l’égard de la mère — qu’elle sait ou devrait savoir être enceinte — est coupable : a) soit d’un acte criminel et passible de l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale étant de dix ans, si elle a l’intention (mens rea) de causer : (i) soit la mort de l’enfant, (ii) soit des blessures à l’enfant ou à la mère qu’elle sait être de nature à causer la mort de l’enfant, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non; b) soit d’un acte criminel et passible de l’emprisonnement à perpétuité si l’alinéa a) n’est pas applicable mais que la personne montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de l’enfant. Précisons que ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur cet article le fait que l’enfant n’est pas un être humain ».

La ministre de la Condition féminine, Christine St-Pierre, la députée de l’Action démocratique du Québec, Lucie Leblanc et la députée du Parti québécois, Louise Harel, ont présenté à l’Assemblée national du Québec une motion selon laquelle ce projet de loi C-484 des conservateurs, à Ottawa, « pourrait engendrer une incertitude importante » sur le « statut » du fœtus et remettre en cause « un consensus à l’égard du droit des femmes de choisir de mener à terme ou non une grossesse ».

Adopté en deuxième lecture le 5 mars dernier, le projet de loi C-484, Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels, selon la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN), s’inscrit dans une stratégie plus large visant à criminaliser à nouveau l’avortement. Le projet de loi C-484 est le premier de trois projets de loi qui pourraient remettre en cause le libre accès des femmes à l’avortement. Le système pénal canadien considère déjà la violence conjugale et même le fait que la victime soit enceinte comme facteur aggravant lors de la détermination de la peine, ce qui ne pourrait plus être plaidé si le projet de loi est adopté. Comme l’indique la Fédération, aux États-Unis, une loi nationale sur la protection des enfants à naître a été promulguée et 38 États ont adopté des lois similaires.

Agnès Gruda, du quotidien La Presse, qui a mené une enquête sur l’adoption de ces lois aux États-Unis, donne en exemple le cas du Texas, l’un des derniers États à s’être dotés d’une telle loi, en 2004. « Dès que la loi a été promulguée, un procureur a envoyé une lettre aux cliniques médicales de son comté pour demander aux médecins de dénoncer les femmes enceintes toxicomanes, sous prétexte qu’elles fournissent de la drogue à un mineur. Une quarantaine de femmes ont été arrêtées dans la foulée de ce changement législatif ». Dans les faits, comme on le voit, ces lois sont souvent utilisées pour protéger le fœtus… contre la mère. C’est ce qui ressort d’une étude de l’organisation National Advocates for Pregnant Women (NAPW) qui dresse une sorte de palmarès de l’horreur des lois anti-foeticide. En Utah, une femme toxicomane a accouché de jumeaux, dont l’un était mort-né. Elle a été accusée d’homicide et a passé 105 jours en prison avant que l’État ne retire sa plainte. « Une fois qu’un gouvernement établit des droits spécifiques pour le fœtus, cela signifie inévitablement un recul des droits des femmes enceintes », dénonce Lynn Paltrow, directrice de la NAPW qui recense des dizaines de cas similaires.

Selon la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le projet de loi C-484 a bel et bien pour objectif de donner des droits au fœtus afin, en bout de ligne, d’abolir l’avortement au Canada. Le président de la Fédération, le docteur Gaétan Barrette, explique que, dans sa formulation, le projet de loi ouvre toute grande la porte à la reconnaissance des droits du fœtus et donc au débat sur la légalité de l’avortement. Pour son président, la Fédération devait intervenir pour protéger ses membres contre d’éventuelles poursuites, mais surtout, pour éviter un retour à l’époque des avortements illégaux dans les sous-sols et les garages avec des broches à tricoter, selon son expression.

Le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec avait fustigé le chef libéral, Stéphane Dion, pour avoir laissé le projet de loi franchir l’étape de la deuxième lecture, alors que le Bloc québécois et le Parti néo-démocrate avaient voté contre. Depuis sa première intervention publique, le 15 avril dernier, le docteur Barrette dit avoir reçu de très nombreux messages incendiaires, surtout en provenance du Canada anglais, l’accusant de tous les maux et lui promettant notamment de « brûler en enfer ».

(Sources : AFP, Cyberpresse, Presse canadienne)

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