En Turquie, le gouvernement du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan est sous le choc : le procureur de la Cour de cassation a déposé le 14 mars une demande d’interdiction du Parti de la justice et du développement (AKP) et 71 membres de ce parti devant la Cour constitutionnelle qui vient d’autoriser ce procès. L’AKP, parti au pouvoir qui se définit comme un parti « démocrate conservateur », est également vu comme islamiste modéré et pro-européen. Avec l’aide d’un parti d’opposition, l’AKP avait fait voter par le parlement une réforme autorisant le port du voile islamique dans les universités, prohibé depuis une dizaine d’années en vertu d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Le procureur, Abdurrahman Yalçinkaya, accuse depuis le parti du Premier ministre d’être « devenu un foyer d’activités allant à l’encontre de la laïcité ».

Recep Tayyip Erdogan est accusé par le procureur de menacer les fondements laïques du pays et de vouloir islamiser la Turquie laïque. Pour avoir fait voter cette loi, le procureur requiert donc de la Cour Constitutionnelle qu’elle interdise l’AKP d’activité politique pendant cinq ans. Pour le procureur, Abdurrahman Yalçinkaya : « l’AKP a été fondé par un groupe qui a tiré les leçons de la l’interdiction des partis islamistes antérieurs et qui cherche à utiliser la démocratie pour imposer la charia ». C’est la première fois qu’une telle requête de 162 pages, qui se compose surtout de déclarations ou de bribes de discours, est lancée contre un parti au pouvoir, même si une vingtaine de formations ont été dissoutes en Turquie depuis les années 1960. En réponse, Recep Tayyip Erdogan a déclaré : « Nous avons remporté 47 % des voix en juillet et chacun doit respecter la volonté de la nation ».

Osman Paksüt, le vice-président de la Cour constitutionnelle, a déclaré, lundi 31 mars, que la décision avait été prise à l’unanimité des 11 juges. L’AKP, créé en 2001 sur les cendres de partis islamistes dissous, affirme avoir rompu avec l’islam politique et que la plainte répond à des motivations politiques. Une majorité des juges a décidé d’inclure dans le procès le chef de l’État, Abdullah Gül, un ancien cadre de l’AKP qui est maintenant le président de la République. Quatre des onze juges ont en effet refusé de valider l’ouverture de poursuites contre ce dernier, pour des faits antérieurs à sa prise de fonction. Fait à noter, bientôt, le président de la République, Abdullah Gül, pourra nommer des personnalités moins kémalistes aux plus hautes positions juridiques, notamment dans les hautes cours du pays. Cette étape pourrait sonner la fin de la République laïque, craint l’establishment kémaliste.

Selon le quotidien Milliyet, trois options sont possibles pour l’AKP. Selon ces choix, l’AKP peut s’orienter vers une conciliation avec l’opposition pour changer la constitution afin de rendre plus difficile l’interdiction d’un parti politique. En second lieu, elle peut organiser un référendum pour l’amendement des articles 68 et 69 de la constitution afin d’éviter la fermeture et, en troisième lieu, laisser tomber le changement constitutionnel et faire un plaidoiyer devant la Justice.

Le parti AKP dispose d’un délai d’un mois, extensible, pour présenter sa défense. Après la présentation des preuves, le procureur déclarera sa position et demandera l’interdiction de l’activité du parti. Le réquisitoire sera présenté à l’AKP. Devant la Cour constitutionnelle, le procureur et le parti pourront présenter des preuves supplémentaires. Au terme de cette procédure, un rapport final sera préparé. La décision finale sera prise par 7 voix sur 11 membres de la Cour dans quelques mois.

Comme l’indique Libération, pour les juges, il ne sera pas simple d’aller contre la majorité de l’opinion publique et contre les Européens. Midhat Sancar, juriste proche de la gauche libérale, estime que « cette procédure, qui est clairement une opération politique, vise moins à éliminer l’AKP qu’à le discipliner en lui montrant les limites à ne pas franchir et à attiser les conflits internes au parti ». Selon le politologue, Soli Özel, dans un entretien au quotidien Le Monde, la défense de la laïcité héritée du kémalisme constitue l’angle d’attaque choisi par le procureur. Ce souci est louable, à condition qu’il ne masque pas un « laïcisme » qui ne serait qu’une forme de « baasisme à la turque », comparable aux régimes autoritaires qui ont émergé dans l’ancien Empire ottoman et qui n’ont jamais été des modèles de vertu démocratique.

Ali Babacan, le chef de la diplomatie turque, considère que le gouvernement a beaucoup fait dans le domaine de l’économie, beaucoup en termes de démocratisation, et qu’il est maintenant très évident qu’il faudra engager des réformes au sein du système judiciaire. « Tous les problèmes que nous observons viennent du fait que nous n’avons pas mené de réformes dans plusieurs domaines, et les problèmes proviennent de ces domaines », a déclaré Ali Babacan. Les démêlés judiciaires de l’AKP sont interprétés par certains observateurs comme la résistance d’une élite urbaine laïque, très influente dans le système judiciaire, face à la montée en puissance d’une nouvelle classe moyenne conservatrice, représentée par l’AKP.

Cengiz Çandar qui, comme nombre d’intellectuels libéraux, ne cache pas sa déception concernant l’AKP, écrivait : « La principale accusation concrète reste la levée de l’interdiction du foulard dans les universités, soutenue d’ailleurs par une écrasante majorité de l’opinion. Ce fut le détonateur de la crise. Après son triomphe électoral de juillet, l’AKP, plutôt que de relancer les réformes, s’est concentré sur cette revendication symbolique, qui représente un chiffon rouge pour le camp laïque. Il faut se demander aussi comment ce parti a pu à ce point s’enferrer » (Libération).

Depuis le coup d’État de 1961, une vingtaine de partis politiques ont été bannis ou interdits par la justice turque. Comme l’indique le quotidien Le Monde, ces dix dernières années, les formations islamistes Refah puis Fazilet, et quatre partis kurdes successifs ont été dissous par la justice. L’actuel parti pro-kurde DTP (Parti de la Turquie démocratique) fait l’objet d’une procédure d’interdiction lancée par le même procureur.

Si le parti AKP a été reconduit au pouvoir en 2007, constate à nouveau le politologue, Soli Özel, porté par les couches populaires, c’est incontestablement parce que son bilan a plaidé en sa faveur - stabilité politique, réforme en profondeur de l’économie - mais aussi parce qu’il a affiché sa volonté de s’arrimer à l’espace européen. « Cette procédure porte un grand coup aux relations entre l’UE et la Turquie », estime Amanda Akçakoca, de l’European Policy Centre, à Bruxelles prévoyant, dans une entrevue à Libération, que les négociations d’adhésion à l’UE entamée par Ankara il y a trois ans risquent d’être sérieusement perturbées. D’après les principes du Conseil de l’Europe, reconnus par la Turquie, un parti ne peut être interdit que s’il appelle à la violence ou cherche à transgresser l’ordre constitutionnel.

Le chef de la diplomatie allemande Frank-Walter Steinmeier, tout en se disant inquiet, a appelé le gouvernement turc à maintenir le cours de ses réformes. « Il est important que dans la situation actuelle, la direction politique de la Turquie active avec détermination le rapprochement du pays avec l’Union européenne ».

(Sources : AFP, Le Monde, Le Temps, Libération, Presse Canadienne)

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