Obtenir l’appui de la France, un pays réputé pour ses missions de paix, aurait permis au gouvernement conservateur de briser la perception tenace chez plusieurs Canadiens que la guerre en Afghanistan est avant tout une opération américaine, écrit Le Devoir. En portant son choix sur l’est du pays, Sarkozy évite donc de jeter, dans son pays, de l’huile sur le feu d’une opinion publique très sceptique au sujet de la mission en Afghanistan.
Face aux talibans, « la défaite nous est interdite, même si la victoire est difficile », lançait de Londres Nicolas Sarkozy. Avis qui n’est pas nécessairement partagé par le peuple français : 65 pour cent des Français estiment que les États-Unis et leurs alliés ont tort de faire la guerre en Afghanistan, contre 17 pour cent qui pensent qu’ils ont raison et 18 pour cent qui ne se prononcent pas. D’autre part, deux Français sur trois (68 % exactement) désapprouvent l’envoi de renforts militaires français en Afghanistan, contre 15% qui l’approuvent et 17% qui ne se prononcent pas.
Pour justifier sa décision, Nicolas Sarkozy met une condition : il demande que l’Alliance s’engage plus avant sur les volets civils de la reconstruction. Contrairement au parlement canadien, les parlementaires français ont débattu de la question sans voter. Pendant que le peuple dit non, les parlementaires débattent – une heure quarante d’interventions sans vote – sans qu’une décision ne soit prise. Le prétexte était tout trouvé : François Fillon avait affirmé dimanche qu’« il n’y a jamais eu de vote dans notre pays sur l’envoi de forces ». François Mitterrand avait pourtant convoqué le Parlement en session extraordinaire, le 16 janvier 1991, pour que les députés se prononcent sur l’engagement des troupes françaises dans la guerre du Golfe, notait le quotidien Le Monde. « En 1991, il s’agissait d’engager la France dans la guerre : cela n’a absolument aucun rapport », a plaidé Frédéric Lefebvre, porte-parole de l’UMP.
Devant les députés, puis les sénateurs, le Premier ministre a rappelé les conditions posées par le chef de l’État pour l’envoi de renforts en Afghanistan: un engagement « dans la durée » des pays présents, l’adoption d’une « stratégie politique partagée »”, une « meilleure coordination des efforts civils et militaires sur le terrain » et un accroissement de l’effort de formation des forces de sécurité afghanes.
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Du 2 au 4 avril, à Bucarest, l’OTAN se réunit sans prévoir si elle pourra masquer les profondes divergences qui l’affligent sur sa capacité d’instaurer la paix et la sécurité en Afghanistan. La Force internationale d’assistance à la sécurité (Isaf), commandée par l’OTAN depuis 2003, compte 47 000 hommes de 39 pays en Afghanistan. Onze pays ont promis d’accroître leur présence au sein de l’ISAF, dont la France, pour la faire passer à 50 000 hommes. Et cela ne sera pas suffisant, jugent les chefs militaires.
Il ne se passe pas une semaine sans que les médias relaient des pertes de vies. Et ces pertes sont surtout concentrées dans le Sud du pays, là où se trouve notamment la force militaire canadienne. Deux soldats britanniques ont été tués dimanche « dans une explosion lors d’une patrouille de routine », portant à 35 le nombre de soldats étrangers décédés cette année, la majorité au combat ou dans des attaques. Cinq autres militaires néerlandais, en patrouille dans la province d’Uruzgan (sud), ont été blessés, dont un grièvement, par l’explosion d’engins artisanaux au passage de leur véhicule.
Pour paraphraser Machiavel, il est de plus clair que les talibans tirent leur force de la faiblesse de leur prince. Et le prince est nu. Tout n’est qu’erreurs stratégiques après erreurs stratégiques de la part de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Isaf). En l’absence d’un plan global d’intervention, en l’absence d’une connaissance du milieu et de son hostilité, en l’absence d’une gestion compétente des forces multinationales en place, l’Otan creuse son tombeau en Afghanistan. Et celui des soldats qui ne cessent de tomber sous les coups répétés des talibans qui ont repris le contrôle du Sud et qui se rapprochent dangereusement de Kaboul.
L’approche du printemps et la fonte des neiges marqueront sans nul doute une recrudescence des combats. Pour la milice islamiste, qui a diffusé un message intitulé Les taliban proclament le lancement de leur offensive de printemps en Afghanistan, l’unique objectif est de chasser les forces étrangères. « Donner une leçon à l’ennemi par des frappes concluantes et douloureuses auxquelles il ne s’attend pas », voilà l’objectif lancé par le mollah Bradar Akhund, auteur de ce message détecté par l’institut américain SITE, qui scrute les sites islamistes. « L’ennemi doit comprendre et être contraint de mettre fin à l’occupation de l’Afghanistan et il doit retirer jusqu’à son dernier soldat ».
Il est clair pour Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l’Assemblée nationale, en entrevue à Libération, qu’autant il était légitime d’aider les États-Unis après le 11 Septembre, autant il est devenu urgent de procéder à une évaluation de ce qui a été fait en Afghanistan. « Sans cette évaluation, la décision d’envoyer des renforts s’apparente à une fuite en avant, totalement improvisée. On ne peut pas s’enliser dans un combat sans but et sans fin et dans une démarche qui risque de mettre inutilement nos troupes en danger ». Monsieur Ayrault poursuit : « notre pays a des valeurs à défendre. En refusant de s’engager en Irak, la France avait raison et a été respectée. Le Président donne le sentiment de courir derrière le grand frère américain et le fait de l’avoir annoncé à Westminster s’inscrit dans sa politique d’alignement ».
À ce propos, Georges W. Bush a déclaré dans une interview accordée mercredi à des médias étrangers : « il n’y a pas de doute, les relations sont en train de changer pour le meilleur et le mérite en revient pour beaucoup au président Sarkozy », tout en poursuivant : « Je l’aime bien personnellement. C’est un homme intéressant (…) une personne énergique, résolue ».
Selon l’ancien Premier ministre socialiste, Laurent Fabius, « la décision d’envoyer des soldats supplémentaires est dangereuse et complaisante. Complaisante vis-à-vis de Bush, président des États-Unis, et dangereuse vis-à-vis de la France et de ses intérêts ». Le député PS Jean-Louis Bianco suggère pour sa part un débat au Parlement européen à ce sujet. Il faut selon lui : « renforcer la démocratie (en Afghanistan), faire en sorte que l’aide arrive, définir une stratégie militaire, voilà ce qu’il faut faire au préalable, faute de quoi on peut craindre que nous partions vers un nouveau Viêtnam ». Il s’est dit opposé, « en l’état actuel des choses », à l’envoi de troupes supplémentaires.
Position soulevée également par François Bayrou et relayée par Le Monde : « Oui, la situation en Afghanistan est difficile. Le contingent canadien, dans le sud du pays, face à la guérilla des talibans, réclame des renforts. S’il s’agit de secourir des alliés en difficulté, dans le cadre d’une opération internationale approuvée par l’ONU, cela peut se comprendre, en dépit des engagements de campagne de Nicolas Sarkozy. Mais s’il s’agit, profitant de ce contexte, d’entraîner la France dans un changement de ses équilibres stratégiques, vers un réalignement sur la ligne américaine, c’est un choix lourd de conséquences pour notre pays et pour l’Europe, qui doit se discuter dans le cadre européen ».
Le 8 février dernier, Stephen Harper avait délégué à Paris son chef de cabinet, Ian Brodie, sa conseillère en matière de politique étrangère, Susan Cartwright, ainsi que le chef d’état-major des Forces canadiennes, Rick Hillier. Stephen Harper fondait beaucoup d’espoir sur la France pour bonifier son engagement en Afghanistan. Il n’a pas, depuis, parlé avec Nicolas Sarkozy ou George W. Bush et le Canada n’est pas au courant de la décision française, affirme, selon Le Devoir, Dimitri Soudas, l’attaché de presse du Premier ministre. « On est confiant que l’OTAN va pouvoir nous fournir l’équipement [hélicoptères] et les soldats supplémentaires qu’on demande pour Kandahar. Peu importe le pays qui viendra en renfort, ce sera une bonne nouvelle », dit-il. Dans sa langue de bois habituelle, avant son départ pour Bucarest, M. Harper a précisé qu’il faudra peut-être plus qu’une rencontre de deux jours entre 26 chefs d’État pour qu’une entente soit conclue et le ministre des Affaires étrangères Maxime Bernier estime maintenant qu’il n’est pas urgent pour le Canada de se trouver un partenaire afin d’alléger la charge de ses militaires en Afghanistan.
Il semble toutefois que le Canada obtiendra des États-Unis l’aide demandée. Pour cela, Washington devra prolonger le séjour de la moitié des quelque 2200 marines américains déployés dans le sud et qui devaient quitter la région en octobre.
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