« La ruée soudaine et mal inspirée vers la conversion de nourriture comme le maïs, le blé, le sucre et huile de palme -- en biocarburants est une recette pour le désastre », a déclaré aux Nations Unies le rapporteur spécial, Jean Ziegler (et auteur de L'Empire de la honte (Fayard, 2005). Il a qualifié cette pratique de « crime contre l’humanité » et plaidé pour un moratoire de l’ONU. « Si l'on veut couvrir 20% du besoin croissant en produits pétroliers avec des biocarburants, comme cela est prévu, il n'y aura plus rien à manger », a prévenu le PDG de Nestlé, Peter Brabeck, dans une interview accordée au journal allemand NZZ am Sonntag, le 25 mars dernier.
A l’origine, cette pratique était considérée comme un bon moyen d’inciter les gouvernements et l’industrie à investir dans les agrocarburants (n.d.r: incorrectement appelés biocarburants), afin de réduire la dépendance de l’Europe aux importations de pétrole et de contribuer à la lutte contre le changement climatique. Mais voilà. Les agrocarburants, reposant sur des produits agricoles, concurrencent fortement la production destinée à l’alimentation. Ce qui a entrainé une augmentation des prix des denrées alimentaires surtout que certains agriculteurs, particulièrement aux États-Unis, ont remplacé leurs cultures de blé et de soja, par du maïs, qu’ils transforment ensuite en éthanol. Jean Ziegler craint lui aussi que les agrocarburants causent une aggravation de la faim dans le monde. Les grands perdants seront les plus démunis, obligés, eux, d'importer des céréales, comme le Kenya, l'Éthiopie, le Soudan, les Philippines ou le Pérou.
Un exemple : l’huile de palme est cruciale pour les 234 millions d'Indonésiens pour leur cuisson. Cette huile à usage alimentaire a, en très peu de temps, augmenté de 70 % pour atteindre 12.000 roupies (1,30 dollar) le litre, valeur que l’augmentation des salaires ne suffit pas à compenser, ce qui force de nombreuses familles à se restreindre. La conséquence de cette mutation ressemble à un cauchemar lorsque ces familles doivent basculer au-dessous du seuil de pauvreté. Avec une pareille augmentation, combien parviendront à faire frire leur plat national, le « nasi goreng » (riz frit) ainsi que les poissons et volailles qui accompagnent ce repas principal?
Autre exemple : aux États-Unis, la course à l'éthanol, soutenue par des subventions de l'ordre de 6 milliards de dollars par an, s'est traduite par une augmentation massive des surfaces de maïs et le détournement des exportations vers les usines de production. Conséquence sur le marché international : les cours ont bondi de 74 % en un an. La première victime de cette situation - qui a fait, fait et fera le bonheur des agriculteurs américains et des grandes compagnies de négoce - a été le Mexique, gros importateur de maïs américain. Les Mexicains ont ainsi vu flamber le prix de la farine indispensable à la fabrication des tortillas, l'aliment de base des plus pauvres d'entre eux.
Comme l’indique Futura Sciences, pour devenir le premier producteur mondial d’huile de palme, le gouvernement indonésien a entrepris de faire raser d’immenses forêts naturelles, dont une majeure partie sur tourbières. Or, une forêt sur tourbière contient en moyenne trente fois plus de carbone qu’une forêt conventionnelle. Sa destruction suivie de sa conversion en plantation conduit au dégagement d’énormes quantités de gaz carbonique, à retrancher du gain obtenu par l'utilisation de cet agrocarburant. Une étude récemment parue dans Science affirme qu’il faudrait 840 ans pour compenser cette émission supplémentaire de CO2. L’Indonésie est déjà passée du 21ème au 3ème rang des plus importants pays émetteurs de gaz à effet de serre, juste derrière les États-Unis et la Chine.
Le développement des agrocarburants pourrait priver le secteur agricole des terres arables dont il a besoin pour répondre à la demande croissante d’alimentation. Chaque pourcentage supplémentaire d’agrocarburants dans les carburants traditionnels nécessiterait plus de 700.000 nouveaux hectares de plantations de soja chaque année. Selon la banque d'affaires américaine Goldman Sachs, les niveaux de production espérés pour 2015 nécessiteraient l'affectation de 110 millions d'hectares. « A terme, il y aura, vraisemblablement, des problèmes de surfaces », souligne un spécialiste. Le monde est confronté à un immense défi : nourrir 3 milliards d'hommes de plus en 2050. Or les seules réserves de terres arables vraiment exploitables se trouvent en Amérique latine et en Afrique. A condition de raser l'Amazonie et les forêts du Congo !
La production en masse d’agrocarburants entraîne un certain nombre de risques en matière de déforestation, d’augmentation des prix de l’alimentation et de pénurie d’eau. « À chaque fois que dans un pays une surface cultivée est dédiée au carburant, le prix (de la denrée cultivée) monte et d'autres agriculteurs en produisent davantage, en s'étendant en bonne partie sur des forêts et des pâturages », souligne Timothy Searchinger, un expert de l'université américaine Georgetown. Et selon Joe Fargione, un des auteurs de l'étude publiée dans Science : « la réduction des superficies cultivées de soja a causé l'augmentation de son prix, ce qui pourrait par exemple inciter des villageois brésiliens à davantage déboiser l'Amazone pour en planter ».
À Bangkok, les négociations sur le réchauffement climatique réunissent cette semaine une quantité d’experts. Selon eux, la demande en agrocarburants pourrait finalement causer davantage de mal que de bien à l'environnement. Des scientifiques remettent de plus en plus en doute le caractère écologique des agrocarburants, en particulier à cause des déforestations que leur production engendre. Les délégués doivent poser les jalons d'un accord ambitieux visant à réduire les émissions de GES. Le texte doit être signé en 2009. La filière des agrocarburants, malgré des publicités où l’on peut admirer des voitures parcourant un paysage bucolique agrémenté de fleurs et d’oiseaux gazouillants, a du plomb dans l’aile. Les dirigeants européens s’étaient engagés, en mars 2007, à faire passer la part des agrocarburants dans les transports à 10% d’ici 2020, par rapport aux niveaux actuels (2%).
Ces mesures prises peut-être un peu précipitamment par certains gouvernements sont peut-être à revoir. Comme vient de le faire l’Allemagne. Le Premier ministre italien, Romano Prodi, sceptique sur les bénéfices des biocarburants a affirmé qu’un passage aux agrocarburants aurait un impact négatif sur la production alimentaire. Le ministre allemand de l'Environnement, Sigmar Gabriel, l’Allemagne pourrait abandonner l’idée d’augmenter la proportion des agrocarburants dans les carburants traditionnels, face au nombre possible de véhicules qui ne supporteraient pas ce mélange. « Nous n'introduirons pas de nouvelle réglementation tant que les chiffres ne seront pas clairs. Et nous y renoncerons si le nombre de véhicules ne supportant pas le mélange dépasse un million ».
Des scientifiques du ministère britannique de l'Environnement ont, selon The Guardian, annoncé que les agrocarburants pourraient davantage participer au réchauffement climatique plutôt qu'à sa lutte. Il n’en fallait pas plus pour que, de son côté, le Premier ministre britannique, Gordon Brown, s’apprête à contester le bien-fondé de la politique de soutien aux agrocarburants défendue par le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Selon le Professeur Bob Watson, conseiller scientifique en chef au Département britannique pour l'Environnement, l'Alimentation et les Affaires Rurales, il ne faut pas introduire des quotas obligatoires pour l'utilisation des agrocarburants dans l'essence et le gazole avant que leurs effets aient été correctement évalués.
« L’incertitude est trop grande pour pouvoir déterminer si l’objectif de 10% de biocarburants développé par l’UE conduira ou non à une économie en gaz à effet de serre », affirme une étude dévoilée par EurActiv. Dans ce document de travail non publié, le Centre Commun de Recherche de la Commission (Joint Research Centre – JRC) dresse un bilan accablant des plans européens de promotion des agrocarburants. Selon ces derniers : « la décision de viser spécifiquement la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur des transports réduit les bénéfices qui pourraient être atteints différemment avec les mêmes ressources ». En termes de réduction des gaz à effet de serre par hectare de terrain, « il est substantiellement plus efficace d’utiliser la biomasse à la production d’électricité plutôt que de produire des biocarburants conventionnels », notent ces experts.
Réplique immédiate de Rob Vierhout, secrétaire général de l’Association Européenne pour les Biocarburants (European Bioethanol Fuel Association - eBIO) : « Je ne suis pas surpris par le rapport car il a toujours été dans les plans du Centre commun de recherche de discréditer les biocarburants depuis qu’ils ont commencé leur projet Well-to-Wheel avec les industries pétrolière et automobile ». Monsieur Vierhout voit dans le dévoilement de ce rapport une tentative délibérée de l’industrie pétrolière pour détruire la politique européenne sur les agrocarburants. Adrian Bebb, des Amis de la Terre, ne voit pas comment la Commission pourrait poursuivre sa politique sur les biocarburants maintenant. Ce rapport confirme qu’elle n’est pas efficace en termes de coûts, de réductions des gaz à effet de serre, et ne créera aucun emploi.
José Manuel Barroso est le plus ardent défenseur des 10 % d’agrocarburants en 2020, et a récemment qualifié d’« excessives » les allégations selon lesquelles les agrocarburants pourraient contribuer de façon notable à la flambée des prix alimentaires et à la déforestation. L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) est venue au secours du président Barroso. Selon les premières conclusions d’une étude réalisée par l’Ademe, les agrocarburants représenteraient bien une alternative intéressante et « durable » en Europe, en terme énergétique et de réduction de gaz à effet de serre. « En l'état actuel des connaissances, les gains énergétiques et de gaz à effet de serre des biocarburants produits en Europe resteront significatifs et, en tout état de cause, supérieur au seuil d'éligibilité environnemental proposé dans le projet de directive européenne sur les énergies renouvelables (35 %) », dévoile l'Ademe qui apporte ainsi, comme l’indique Enviro2b, une pierre au moulin de la filière des agrocarburants, un peu chahutée ces derniers temps, et justifie en même temps la politique européenne dans ce domaine. Selon les experts, « le plan biocarburant conserve une justification sur le plan de l'énergie et de la réduction des gaz à effet de serre ».
Il appartiendra très certainement à la France de trancher la question durant sa présidence de l’Union.
Sources : AFP, Enviro2b, EurActiv, Futura Sciences, L’Express)
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