Je me suis souvenu, en écrivant ce billet, d’une lecture, tout jeune, du Mythe de Sisyphe (1942) d’Albert Camus. Je voulais résolument retrouver une phrase qui m’avait longtemps obsédé. Elle portait sur le suicide et sur l’absurdité du destin. À l’âge où certains discernements de la vie font cruellement défaut, j’ai idéalisé l’œuvre d’Albert Camus. Depuis, avec un certain recul, il est encore présent dans ma mémoire mais différemment. Je le considère davantage comme un écrivain lucide que comme le pessimiste de la vie, ainsi trop souvent dépeint. Et j’ai retrouvé cette petite phrase que j’avais naguère transcrite dans un livre de chevets que je voulais l’histoire de ma vie : « il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie ». Rappelez-vous : « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. […] Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit ».
De tout temps, le suicide est objet de toutes les attentions. Que ce soit dans la mythologie ou dans la littérature, le suicide est maintes fois évoqué pour traduire toute la souffrance et le mal de vivre. Double suicide dans le cas d’Eurydice qui se donne la mort, par le glaive, à l’annonce du suicide de son fils. Didon, qui avait fait le vœu de ne plus se marier, se jette dans un bûcher en flammes pour échapper au mariage. Jocaste, évoquée dans l’oeuvre de Voltaire, Oedipe Roi, qui trouve la mort, à la découverte de l’inceste, par le suicide :
honorez mon bûcher, et songez à jamais
qu’au milieu des horreurs du destin qui m’opprime,
j’ai fait rougir les dieux qui m’ont forcée au crime.
(Acte V, scène 6).
Et plus tard, beaucoup plus tard : « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre beau conte d’amour et de mort? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand’joie, à grand deuil, ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui » (J. Bédier, Le roman de Tristan et Iseut, Paris, Édition d’art H. Piazza, 1946, p. 1).
Organisée par l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS) et appuyée par des centaines d’organismes à travers le Québec, la dix-huitième édition de la Semaine de prévention du suicide qui se déroule du 3 au 9 février 2008 vise en priorité les proches des personnes qui présentent des comportements suicidaires. Elle les incite à être attentifs aux signaux de détresse ainsi qu’à rechercher et à bâtir des réseaux de soutien, constitués de parents, d’amis, de bénévoles et de professionnels. Selon les recherches, de 60 à 80 % des personnes âgées qui se suicident souffrent d’une dépression. Au Québec, le suicide est passé au second rang des causes de mortalité chez les 15-19 ans, derrière les accidents de la route. Au Canada, le suicide constitue la troisième cause de mortalité chez les jeunes Canadiens âgés de 15 à 24 ans. La proportion des décès, par suicide, chez les personnes âgées de 50 ans et plus, est passée de 27,2% à 39,9% entre 1999 et 2006. Les adolescents souffrant d’une dépression majeure sont beaucoup plus à risque de se suicider que les autres jeunes. De 60 à 80 % des personnes âgées qui se suicident souffrent également d’une dépression. Le suicide est encore, et de loin, la première cause de mortalité chez les 20-34 ans.
Partout dans le monde, le suicide est une affliction. En France, le suicide, qui entraîne chaque année plus de 10.000 décès par an, est « la première cause de mortalité chez les 35-44 ans », a souligné le président de l’Union nationale pour la prévention du suicide (UNPS), Michel Debout à l’occasion des 12e Journées nationales pour la prévention du suicide, le 5 février. Selon monsieur Debout, la France est l’un des pays industrialisés qui connaît un des plus hauts taux de suicide. Et il y a, également, tout lieu de s’alarmer particulièrement de l’augmentation du nombre de suicides chez les adultes de 30 à 59 ans (6.478), qui représentent plus de 60% du total des suicides. Enfin, le suicide est aussi la 2e cause de décès chez les 15-24 ans, une tranche d’âge où le phénomène est fortement médiatisé. Que dire du fait que, si 3 suicides sur 4 concernant des hommes, les femmes font 4 à 5 fois plus de tentatives de suicide que les hommes?
Deux salariés du groupe automobile PSA, à Mulhouse, ont récemment tenté de mettre fin à leurs jours pour « harcèlement » moral sur leur lieu de travail. L’un d’eux est actuellement « dans le coma entre la vie et la mort », selon le syndicat CGT. Suicide, « moyen qui nous soustrait à la persécution des hommes », déclarait Chateaubriand. Ces victimes, de leur milieu de travail, laissent parfois des lettres. Comme l’explique Christophe Dejours, psychiatre et directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de l’action, le ton est celui de la colère, de la honte, de la défaite. N’arrivant plus à gérer le conflit qui les opposait à une hiérarchie ou à des collègues, elles ont perdu confiance en elles et retourné cette violence contre elles. Soulignons que ces personnes étaient souvent zélées, brillantes, sociables. Elles avaient beaucoup investi dans l’entreprise et n’ont pas supporté d’être injustement déconsidérées, rétrogradées.
« Quand on conclut à un suicide, cela correspond à la fin d’une enquête. Il faudrait continuer les recherches afin de mieux définir le contexte de cette mort. Le manque d’informations concernant les suicides peut faire sombrer les proches dans une spirale de questionnement », notait le Pr Michel Debout, président de l’Union nationale pour la prévention du suicide (UNPS). Effrayante réalité que le suicide, qualifié par Victor Hugo de « mystérieuse voie de fait sur l’inconnu ». La personne suicidaire donne généralement des indices de sa souffrance. Sommes-nous là pour l’écouter et l’aider ? Nous sommes souvent en retard sur l’acte irréversible qui est commis près de nous. « L’indice le plus flagrant, c’est quand elle le dit (qu’elle veut se suicider). Malheureusement, il y a des gens qui ne prennent pas ça au sérieux. Il faut absolument être attentif aux messages verbaux », fait remarquer le directeur général de l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS), Louis Lemay.
Un réseau d’établissements scolaires du Québec, la Fédération des Collèges d’enseignement général et professionnel (CEGEP) propose une déclaration - « T’es important pour nous. Le suicide n’est pas une option! » - en prévention du suicide, message destiné aux jeunes. Une première. « Maladie terrible qui saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie. Ce mal c’est la haine de la vie et l’amour de la mort ; c’est l’obstiné suicide », écrivait Alfred de Vigny.
En France, le psychiatre Xavier Pommereau affirme que sur les 400 jeunes ayant « tenté de se suicider ou en danger de le faire » et qu’il accueille chaque année dans son centre de Bordeaux, « 25 % des garçons et 10% des filles » déclarent une orientation homosexuelle. Parmi les facteurs de risque suicidaire, soulignés dans son rapport de 2002, figurent en bonne place les « difficultés d’affirmation de l’orientation sexuelle » ainsi que les « questionnements identitaires majeurs », notamment à la période de l’adolescence. « L’homophobie n’est pas le seul facteur mais il est fondamental » explique le sociologue Eric verdier, un des auteurs du livre Homosexualités et suicide, études, témoignages et analyse (H&O éditions, Paris 2003). Le psychiatre Xavier Pommerau estime, pour sa part, que « l’homophobie aggrave les difficultés des jeunes homos mais que même dans un contexte non homophobe, ces derniers sont davantage confrontés à des souffrances identitaires ».
Il y a le suicide. Et il y a « après le suicide » où tout bascule dans la vie de ceux ou de celles qui restent et qui doivent vivre. « J’ai perdu un ami. Retraité ayant des difficultés, notamment financières, ne voyant aucune solution à ses problèmes et se sentant tout à fait démuni, il a refusé de continuer dans ce monde qui ne lui convenait plus. On reconnaît les valeurs d’une organisation ou d’une société à la façon dont elle traite ses personnes âgées et ses retraités », déplorait André Chamberland, membre de l’Association québécoise des retraités des secteurs public et parapublic du Québec (AQRP). « La mort semble bien moins terrible, quand on est fatigué », écrivait Simone de Beauvoir. Pourrions-nous ajouter : fatigué de la vie? Chaque jour, depuis 17 mois, comme le relate Cyberpresse, Johanne Riendeau se pose la même question : pourquoi son fils et le meilleur ami de celui-ci, Francis, ont-ils conclu un pacte de suicide? Nancy Houde, la mère de Francis, cherche aussi des explications Le jour où un conducteur de véhicule tout-terrain a trouvé les deux garçons étendus dans un champ de Saint-Dominique, morts d’une balle dans la tête, elle est « morte » elle aussi. Les deux ados n’ont rien dit à leurs amis. Ils n’ont pas laissé de lettre.
Doctissimo s’est penché sur la question des témoignages de personnes ayant vécu de près un suicide. « Michèle, dont le fils Jack s’est suicidé à l’âge de 21 ans, est passée par des phases de grande dépression à tel point qu’elle était incapable de mener une vie décente au quotidien. Elle parvenait tout juste à se rendre au travail où elle a rencontré compréhension et soutien silencieux, mais ses forces l’abandonnaient lorsqu’elle rentrait chez elle. Sept ans après, grâce à l’affection de quelques membres de sa famille, du groupe de parole auquel elle assiste - quelquefois simplement muette, mais où s’est créée un lien d’amitié avec plusieurs de ses participants - et enfin grâce à sa rencontre avec un psychiatre qui sait l’écouter, la faire parler et lui parler, elle revit, reprend en quelque sorte la maîtrise de son existence ».
Libération (4 février 2004) livrait, il y a quelques années, ces deux témoignages, parmi tant d’autres, de parents qui sont confrontés au suicide.
Pour Arlette, c’est arrivé un mardi, vers 18 heures. En septembre 2002. En rentrant du travail, elle a poussé la porte de leur maison, au fond d’une cour à Saint-Etienne. Pierre Alain, 24 ans, son fils unique, était assis dans un canapé du salon. Il s’était tiré une décharge de fusil de chasse dans le ventre. « Sur le coup, raconte-t-elle, vous ne comprenez rien. Vous savez seulement que c’est inexorable ». Elle a appelé la police, les pompiers son venus, un médecin du Samu l’a posée sur une chaise, au milieu de la cour. Puis il est revenu lui dire : « Je n’ai pas de dessin à vous faire ? » Alors quelqu’un a posé des scellés sur la maison, et ils sont repartis. Elle est restée seule devant la porte close.
Pour Marie-Thérèse et Jean, c’était un 14 juin. En 1993. Béatrice avait 19 ans. Ils l’ont cherchée longtemps, avant de la découvrir, pendue, dans un appentis du jardin. La première question des policiers a été pour la mère : « Vous avez eu un accrochage avec elle? ». Une phrase si culpabilisante que les parents entendent souvent. Béatrice a laissé un mot à des amis. Aucune explication pour ses parents. A son frère jumeau, elle n’avait rien dit non plus.
En terminant, il y a cette phrase terrible de l’Abbé Pierre, désespérante de vérité : « Ne le dites jamais, mais je suis dans une sorte de stupeur permanente de constater si peu de suicides dans un temps comme le nôtre, tellement l’univers semble imbécile et sans perspectives » (Absolu, Paris, Seuil, 1994, p. 70).
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