Hélène Buzetti ouvre ainsi son article, publié dans Le Devoir, en ce mercredi 12 décembre : « Ils ne possèdent peut-être aucune formation en technologie nucléaire, mais les politiciens ont décidé de s’en mêler ».
La centrale nucléaire de Chalk River, en Ontario, est la seule en Amérique du Nord à fabriquer les éléments radioactifs utilisés en médecine nucléaire. Elle produit à elle seule les deux tiers de la production mondiale d’isotopes médicaux, substances essentielles en imagerie médicale pour dépister le cancer et des maladies osseuses ou cardiaques. Le technétium 99 est un élément radioactif qui, injecté en petite quantité aux patients, permet aux appareils d’imagerie médicale de produire des scans. La centrale nucléaire de Chalk River est en arrêt de travail, si on peut dire. Son redémarrage n’est actuellement pas prévu avant la mi-janvier. La raison en est que son réacteur n’est pas sécuritaire, selon la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), parce que les deux pompes nécessaires au refroidissement du réacteur ne sont pas sécurisées à un système d’alimentation d’urgence.
Linda Keen, présidente de la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), vient d’écrire aux ministres Tony Clement (ministère de la Santé) et Gary Lunn (ministère des Ressources naturelles). La présidente écrit : « Le mandat de la CCSN consiste à préserver la santé, la sûreté et la sécurité des Canadiens, à protéger l’environnement et à mettre en œuvre les obligations internationales que le Canada a assumées. […] Plus précisément, notre rôle à l’égard des substances nucléaires consiste à en assurer la sûreté. Nous exerçons cette surveillance au moyen d’activités d’autorisation et de conformité en lien avec l’utilisation, le stockage et le transport sécuritaire des substances radioactives. […] Lorsque la Commission a étudié la demande de renouvellement du permis, au printemps 2006, elle a sérieusement questionné la sûreté du réacteur NRU. Dans sa décision rendue le 1er août 2006, elle a délivré un nouveau permis pour le réacteur, après avoir reçu d’EACL des assurances spécifiques selon lesquelles le dossier de sûreté était complet et que les sept mises à niveau de la sûreté étaient terminées. […] Lors de la réunion de la Commission tenue le 6 décembre 2007, M. McGee, vice-président directeur et chef d’exploitation d’EACL, a reconnu le niveau de risque découlant du fait que les deux pompes n’étaient pas connectées et a volontairement accepté de garder le réacteur NRU en état d’arrêt ».
Le jeudi, 18 novembre dernier, à Ottawa, la présidente Linda Keen était donc tout à fait justifiée de sermonner les dirigeants d’Énergie atomique. Elle leur a reproché d’avoir violé leur permis d’exploitation, en l’absence du fonctionnement d’un dispositif de sécurité. Ce qui a mené à la fermeture du réacteur universel. Les dirigeants d’Énergie atomique auraient dû savoir, selon madame Keen, que le dispositif de sécurité n’était pas en fonction. C’est par suite d’une inspection de la Commission canadienne de sûreté nucléaire que les opérations ont été interrompues. La conséquence en est que cette fermeture a créé une pénurie de technétium-99, utilisé pour mener des tests diagnostiques pour des maladies osseuses ou cardiaques et pour le dépistage du cancer dans les hôpitaux du pays. Pour seule région de Québec, selon Le Soleil, au moins 75 examens diagnostiques en médecine nucléaire ont été reportés dans les trois hôpitaux du CHUQ cette semaine (CHUL, Hôtel-Dieu de Québec et Saint-François d’Assise). La courte durée de vie du technétium 99 rend son stockage à long terme impossible.
Dans sa lettre aux ministres Clement et Lunn, madame Linda Keen précise bien que : « le cas de non-conformité vise les deux pompes d’eau lourde qui ne sont pas connectées à une alimentation d’urgence afin d’éviter une défaillance du combustible, ce qui pourrait entraîner des rejets radioactifs dans l’environnement ». La présidente de l’organisme avertit que : « les deux pompes de secours, incluses dans le dossier de sûreté original, sont essentielles et nécessaires, conformément aux normes actuelles de l’industrie et aux évaluations de tolérance des risques. […] Ces pompes ne sont pas seulement en place pour parer aux secousses sismiques, mais pour contrer toutes les menaces de référence externes ».
Le premier ministre Stephen Harper, reconnu pour ses préoccupations en matière environnementale, minimise ce risque. Il faut lire à ce sujet le communiqué conjoint des ministres Clement et Lunn. Le premier ministre rejette l’argument sécuritaire de la CCSN. Ce qui titille le premier ministre est le fait que la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN) a été mise sur pied par les libéraux. Pour le premier ministre Harper : « il n’y aura pas d’accident nucléaire ». Il s’appuie sur des experts consultés par le gouvernement. La Commission réaffirme, pour sa part, ne pas avoir en main la preuve que la remise en service de la centrale, dont le réacteur est vieux de 50 ans, serait sans danger. M. Harper accuse donc la CCSN et le Parti libéral du Canada d’être responsables de la crise actuelle.
La centrale nucléaire de Chalk River sera onc remise en marche, sur ordre du Parlement fédéral. Rien de moins. Tous les partis sont convenus de d’adopter en une soirée le projet de loi du gouvernement Harper qui force le redémarrage de la centrale pour mettre fin à la pénurie d’isotopes radioactifs médicaux. Quel dilemme : le redémarrage de la centrale de Chalk River mettrait fin à une pénurie mondiale de cet élément utilisé pour des tests diagnostiques dans les cas de cancer et de maladies cardiaques mais pourrait constituer un danger potentiel, pour l’environnement, en raison de la vétusté de son réacteur vieux de 50 ans.
Pour le leader libéral adjoint, Michael Ignatieff, la question se pose : « Depuis quand le premier ministre est-il un expert en sécurité nucléaire ? » Pour madame Linda Keen, la situation est peut-être compromettante. « En permettant au réacteur d’opérer sans l’autorisation de la Commission, cela créait un « précédent » : « ce serait le seul réacteur nucléaire au Canada à ne pas être réglementé. Énergie atomique Canada se retrouverait à s’auto-réglementer », a dit Mme Keen. Comme le rapporte Le Devoir, interrogé à savoir si Mme Keen pourrait rester en poste après cet épisode, le ministre Clement a répondu que c’était « une bonne question ».
Le Bloc québécois, s’il ne privilégie pas la filière nucléaire, s’est montré en faveur de l’adoption du projet de loi du gouvernement Harper : « On a besoin, pour des questions humanitaires, d’avoir accès à ces produits-là et je pense que la responsabilité de tous les partis actuellement, c’est de répondre aux préoccupations des patients et des médecins », a commenté son représentant, le député Pierre Paquette. Le chef du parti néo-démocrate, Jack Layton, abonde dans ce sens : « Pour moi, ce qui est important c’est d’assurer la santé des Canadiens et Canadiennes et de ceux et celles partout dans le monde qui ont besoin de l’aide médicale ». Les néo-démocrates et les bloquistes en viennent donc à la conclusion que les risques d’accident nucléaire sont minimes en comparaison avec les risques que pose la pénurie d’isotopes. La vente d’isotopes est étroitement réglementée par le gouvernement canadien et Énergie Atomique du Canada. La situation pourrait toucher de 40 000 à 50 000 patients au pays.
En terminant, MDS Nordion, un fournisseur d’isotopes et de « radiopharmaceutiques » utilisés en imagerie médicale et dans les traitements contre le cancer, avait fait savoir, il y a une semaine, qu’il s’attendait à une diminution de son bénéfice de 8 à 9 millions $ US, au cours du présent trimestre, à cause de problèmes d’approvisionnement auprès d’Énergie atomique du Canada limitée (EACL). MDS avait également manifesté son inquiétude face à l’impact que cette perturbation dans les approvisionnements aura sur les clients et les patients. A la Bourse de Toronto, mercredi dernier, le titre de MDS avait perdu 26 cents, soit 1,3 pour cent, terminant à 19,99 $.
Le gouvernement conservateur devra maintenant obtenir l’appui du Sénat à majorité libérale.
Question : santé publique ou protection de l’environnement ? Quel dilemme ? Se serait-il posé si les gestionnaires de la centrale avaient exécuté les travaux dans les délais prescrits ?
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