Son sourire édenté se fait malgré tout triste. Toute flamme, que distille la joie dans les yeux de l’homme, est disparue chez mon voisin. Son visage buriné suggère un long chemin parcouru. A travers chacune des rides de son front, de ses joues, de son cou, de ses mains transparaît l’âge de cet homme voûté. Un âge lourd d’événements insoupçonnés.

Lui et moi habitons une maison de chambres. Ces maisons où des locataires ont été expulsés pour faire place à la location de chambres aux dimensions d’un mouchoir de poche. Plus rentable. Le loyer grève environ 60 pour cent de notre allocation mensuelle. À défaut de ce toit, c’est la rue. Il convient donc de ne pas trop nous plaindre.

solitude_1061.jpgNos chambres sont contiguës. Mon voisin est un maniaque de la routine. Je sais cela car il faut bien comprendre que l’absence d’étanchéité de notre mur mitoyen ne nous épargne aucune promiscuité. Je vis chez lui. Il vit chez moi. Pourtant, nous ne nous connaissons pas. Tous les matins, à 7 heures pile, une voix se fait entendre chez mon voisin. C’est sa radio. Le son est particulièrement horrible. Pour deux raisons : le volume et l’enveloppe du bidule : tout de plastique. Le volume ? Mon voisin tend vers une surdité certaine.

Mais au fait, me suis-je déjà posé la question ? Quel âge peut-il bien avoir ? Suis-je moi-même plus vieux ? Si je me fie aux quelques indices de son physique, particulièrement ingrat, je dirais qu’il approche les soixante-dix ans. Ses cheveux secs jaunissent. Comme le bout de ses doigts, signe d’un ex-fumeur. Il ne fume plus. Depuis son retour d’hôpital, il a arrêté. Pour mon plus grand plaisir. Son petit séjour à l’hôpital, m’a fait réaliser à quel point je ne pouvais me passer de ses gestes routiniers. Aussi détestables, fussent-ils. L’ennui m’avait gagné et j’en étais désemparé. Je guettais le moindre son, le moindre signe, le moindre reflet de lumière sous la porte. Cette torture a duré une semaine.

Ce maniaque de la routine est, depuis presque un an, maintenant, une bouée de sauvetage qui me rappelle qu’il y a une terre, en bas, sur laquelle la vie existe. Mon raccordement au monde tient à cette radio matinale tonitruante, à ces bruits détestables, à ces manies de petit vieux. Les meubles qu’il déplace (pourquoi, au fait ?). Les pas qui martèlent le sol dès qu’il a chaussé ses souliers ressemelés tant ils étaient troués. Puis, l’odeur. Comme tous les matins. La même odeur. Odeur de café. Il est moderne, le p’tit vieux. Il sait faire son café tout seul. Ce qui n’est pas mon cas. Tous ses petits gestes, je les analyse, je les mémorise, je les inscris dans un petit cahier noirci. Par désennui, je les compare, ensuite, tous les jours. Est-il en retard un matin sur son horaire ? Je m’en inquiète. Ou je maugrée. Il bouscule ma vie. Il bouscule ma propre routine, collée sur la sienne.

D’aucuns pourraient me qualifier d’espionner mon voisin. Cela est en partie vrai. Je ne suis pas un voyeur. J’espionne la présence de mon voisin, plus que mon voisin lui-même. Je ne le vois pas mais j’imagine, un à un, les gestes qu’il pose dans sa chambre, de dimension égale à la mienne. Un mouchoir de poche, vous disais-je. Je l’entends ouvrir le pot de café. Je l’entends verser l’eau. Et j’entends l’eau bouillir jusqu’au sifflet qui avertit qu’il faut maintenant la verser dans la tasse. J’entends cette tasse sur laquelle mon voisin frappe avec une petite cuiller pour dissoudre le sucre. Ce rituel, je l’ai fait mien dans ma tête. Je ne répète pas les mêmes gestes puisque je suis incapable de me faire le moindre café. Ce n’est pas le but, par ailleurs. Et cela n’est pas dans ma nature.

Contrairement à mon voisin, je peux quitter ma chambre. À tous les jours. Pas trop longtemps. Suffisamment pour faire quelques emplettes et passer au petit resto du coin prendre mon café, que j’apporte aussitôt. Quitter ma chambre m’angoisse. Je n’ai plus la même résistance face au monde extérieur. Je vois mon voisin quitter sa chambre (j’entends, devrais-je dire) une fois par mois. Je m’en émeus chaque fois. Le jour où il reçoit le chèque de sa pension. Bien mince, comme le mien, me dis-je. Le même jour que moi. Lorsqu’il quitte, nous nous sommes si peu croisés, j’évite de sortir en même temps que lui. Par gêne. Par gêne de ne pas trop savoir quoi lui dire. Cela m’est arrivé deux ou trois fois de le croiser. J’ai baissé les yeux. Il est si vieux. Sans doute mon reflet.

Ce matin, il sort, lentement, très lentement, de sa chambre. J’écoute. Ce n’est pourtant pas son habitude. Contrairement à sa routine, ce matin il quitte sa chambre. Il bouscule également ma routine. j’étais pourtant prêt à me rendre au resto pour y prendre mon café. J’attends. J’écoute ses pas s’éloigner. Je devrai attendre son retour. Lorsqu’il quitte ainsi sa chambre, je suis paralysé. À la seule idée que nos regards puissent se croiser dans ce long corridor sale. Ne me posez pas la question. Je n’ai pas la réponse. Je ne sais pas pourquoi il me paralyse. Une heure. Une heure et demie. Je ne sais pas. Pendant ce délai d’attente, je me perds dans mes souvenirs. Mais je me ramène prestement à la réalité au moindre bruit, au moindre craquement du plancher.

Son absence creuse la mienne. La prolonge. Je m’absente alors du monde. Je suis suspendu. Tout n’est que silence. Il y a bien le deuxième ou le troisième voisin qui manifeste une présence. Qui m’indiffère. Pour l’un, c’est un toussotement de vieux fumeur empoisonné. Pour l’autre, ce sont des raclements de gorge que je me passerais volontiers d’entendre. Au-dessus de moi, parfois, c’est un bruit assourdissant d’un objet lourd qu’on laisse tomber au sol. Mais tout cela n’est que banalité à laquelle je n’apporte que peu d’attention. Seul mon voisin est au centre de ma vie. Je n’attends que son retour. Pour sortir à mon tour.

Je ne vous ai pas dit l’essentiel. Par ma fenêtre, je peux voir des lumières multicolores. Je connais bien ces lumières. Elles me ramènent – comme un rituel – aux fêtes de Noël. Et puis la radio de mon voisin est là également pour me le dire et me le redire. Brutalement. Avec des airs maintes fois rejoués. Diable. Pardon. Quelle date sommes-nous donc aujourd’hui ? Si mon voisin peut revenir, je demanderai la date à la petite qui sert au resto du coin. Quel sourire. Je crois bien que nous sommes très près de Noël.

Mais que fait le voisin ? Vieux schnock. Il ne revient toujours pas. Bon. Je devrais bien me résoudre à sortir. À ne plus me rendre tributaire de ce vieux fou. Je me fâche. Il devrait comprendre que je veux sortir, moi aussi. Je sens l’inquiétude monter en moi. Je ne veux surtout pas céder à la panique. Je ne le connais pas ce vieux fou, après tout. Pourquoi me mettre dans de tels états ? Pourquoi me fait-il un coup pareil ? Lui est-il arrivé un incident fâcheux ? Je marche un peu dans ma chambre. Deux pas par çi. Deux pas par là. Mes mains sont moites. Mon front est humide. Aucun signe religieux dans ma chambre. Il y a longtemps que je ne crois plus à ces balivernes. Mais si, pour une fois, je Lui demandais de me ramener mon voisin ? Pour une seule fois. Je ne trahirais pas mes convictions, tout de même. Je sais bien qu’un jour, il partira. Ou que je partirai avant lui. Saura-t-il seulement que je l’ai précédé ? Cette dernière hypothèse m’attriste un peu.

Quelle heure est-il ? Aucune idée. Qu’est-ce qui m’est passé par la tête en voulant éliminer ainsi tout ce qui ressemble à un cadran, une horloge ou un indicateur du temps ? Encore une de mes crises de vieux cinglé. Je voulais, avant l’arrivée de mon voisin, me suspendre du présent pour ne plus penser à l’avenir. Il n’y avait rien qui pouvait me rattacher à un quelconque intérêt pour l’avenir. Encore moins pour le présent. La solitude n’est ni présent ni avenir. Seul le passé devient réalité. Ni radio ni télé pour contrevenir à cette idée fixe. Oui je suis un vieux cinglé, vous dis-je.

J’ai soudain un sentiment de profonde angoisse. Le poids des ans ne s’est jamais aussi lourdement fait sentir. Aucun bruit ne me vient de chez mon voisin. Il n’est pas de retour. Y a-t-il encore une quelconque trace de colère en moi ? Non. Je suis écrasé. Anéanti. Les idées noires s’entrechoquent avec les reflets des rayons multicolores qui traversent le store de ma fenêtre. Il me semble même que mon œil ne titille plus au clignotement de ces petits éclairs si vifs qui traversent ma fenêtre. Fait-il jour ou sommes-nous la nuit ? J’ai pourtant bien entendu sa radio à 7 heures. Je l’ai bien entendu sortir. Je m’étends sur mon lit. Idée de m’assoupir un peu. Idée de faire baisser la tension artérielle qui bat la chamade. Le sommeil sera lent à venir. L’oreille est trop aux aguets.

Le temps passe. Je suis inquiet. Pour mon voisin ou pour moi ? Je survis. Tant bien que mal. Je m’éveille en sursaut. Le soir est tombé. Je le vois bien en jetant un œil à ma fenêtre. Je déteste me sentir ainsi perdu lorsque j’ai le malheur de m’assoupir en plein jour. Je perds la carte. Soudain, un bruit. Quelle heure est-il ? Qu’importe. Un meuble qu’on déplace. Cela vient de chez mon voisin. Serait-il de retour ? Mon cœur bat à tout rompre. Je n’ai senti que rarement cette appréhension que je qualifierais volontiers de ridicule. Je n’y peux rien. Pourrait-il m’envoyer un petit signe familier pour me rassurer ? Un toussotement serait pour une fois bienvenu. Que lui importe mes états d’âme, après tout ?

Le silence s’est réinstallé. Lourd et indésirable. Pour une fois. In-dé-si-ra-ble, que je me répète. Un toussotement. Ce toussotement qui m’est si familier. Je le reconnaîtrais entre mille. Je ne rêve pas. Je viens de l’entendre. Discret, mais réel. Il est bien là. Il est revenu. Mon vieux, pourquoi tu m’as fait une peur pareille ? Je suis fâché contre toi mais je te pardonne volontiers. Je laisse couler, bien malgré moi, une larme. Ainsi va la vie. Je m’assoupis dans cette chambre grande comme un mouchoir de poche. Deux jours avant Noël.

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