Théodore n’a pas l’âge de son prénom. À douze ans, il se demande qui a bien pu l’affubler d’un prénom pareil. Personne n’est là pour lui donner la réponse. Théodore a vécu une grande partie de sa vie, sinon la totalité, dans un orphelinat. S’en plaint-il ? Sûrement pas. Débrouillard, l’œil pétillant, le verbe haut, il commande. Il est écouté. À douze ans, Théodore est un chef. Gare à quiconque oserait se moquer de son prénom. Malgré ses airs bourrus, il n’y pas une once de méchanceté dans ce gamin haut comme trois pommes.
Théodore n’a pas eu la vie facile. Une caresse ? Une petite tape sur la joue pour lui rappeler qu’il a bien joué, bien étudié, bien agi, il ne connaît pas. Seuls les mots – bons ou mauvais – venaient de ses potes. Dans la collégialité ou dans l’adversité. Théodore est d’abord un gamin de bande. Sa famille est hétéroclite et obéit aux lois du milieu. Rapports de force obligent. Pas gavroche pour un sou, il est à la fois tendre – pas trop, en raison de son orgueil – et rude – être chef, cela s’assume. Dans ses contacts humains, Théodore préfère jouer les durs. Cela épate les filles et énerve les garçons. Il n’a d’autre choix que de se faire obéir. La jungle est ainsi faite. Le roi Lion domine et montre ses muscles.
Théodore ne partagerait en rien le secret qui commence à le hanter à cette époque-ci de l’année. Comme à chaque année. Il le garde enfoui en lui. Un chef a des secrets qu’il doit protéger. Surtout pour l’image. Surtout pour le prestige. Rien ne devrait venir compromettre cette image de petit adulte précoce qu’il s’est forgée. Que quiconque vienne à découvrir ce secret l’anéantirait – à ses yeux – ainsi que son monde de gamin adulte nanti de lourdes responsabilités.
19 heures approche. Théodore doit trouver le moyen de s’extirper du groupe. La belle Julia – qui n’a d’yeux que pour lui – le talonne pas à pas. « Vraiment, elle n’a que onze ans », se dit Théodore. « Faut pas exagérer ». Le secret se fait pressant. Il doit s’éloigner du groupe et de Julia. Quel motif pourrait-il invoquer pour justifier une absence sans être poursuivi par le groupe ? Prétexter un rendez-vous paraîtrait suspect. Avec qui ? Pourquoi ? Pourquoi y aller seul ? Cela pourrait être dangereux pour sa sécurité, non ? Trop de questions. Théodore n’aime pas les questions. Il n’a jamais aimé, en fait, les questions. Il faut dire que peu de personnes ne s’intéressaient à lui.
Théodore réunit le groupe. Autant prendre ses responsabilités de chef. Il informe gamines et gamins qu’il s’absente. Il ne veut voir personne le suivre. C’est un ordre. Il a des responsabilités pressantes auxquelles il ne peut se soustraire. S’est-il bien fait comprendre ? Chacun répond oui, avec une moue mêlée de dépit. Il répète son ordre. « Personne ne doit le suivre ». L’insistance de Théodore suscite davantage de curiosité et de méfiance. Que cache-t-il ? Après les instructions, la menace. Si Théodore aperçoit quiconque du groupe, il aura affaire à lui. Il sera impitoyable. L’affaire se corse. Le chef n’a jamais paru aussi sérieux. Et sa détermination est sans appel.
Le groupe se résigne à laisser partir le chef. Sans le suivre. Sans poser de questions. Il a donné ses instructions. Le groupe doit s’y soumettre. Bien sûr, sans le dire ouvertement, chacun s’interroge. Quel peut-être ce secret pour écarter ainsi les amis et la belle Julia ? Le groupe regarde partir Théodore qui se retourne et leur dit qu’il sera de retour dans moins de deux heures. Il leur recommande de l’attendre tout en étant patient. Tout cela est bien mystérieux.
Théodore quitte le groupe. Il se retourne à quelques reprises pour s’assurer de ne pas être suivi. Tout indique que les membres du groupe ont bien suivi ses instructions. Théodore hâte le pas. Il ne veut pas rater le rendez-vous qu’il s’est fixé. Le voici maintenant au centre d’un grand boulevard. Quelle foule. De grand qu’il était, Théodore se sent maintenant si petit parmi tous ces adultes au pas alerte. Il ne peut s’interdire d’être tout de même un peu craintif. Il réalise bien la limite de ses douze ans. Mais le but recherché de sa démarche est plus important que des craintes qu’il tient pour purs enfantillages. Il se ramène lui-même à l’ordre.
Théodore se retourne une dernière fois. Il approche du but. Il n’a pas été suivi. La voie est libre. Voilà l’édifice qu’il recherchait. Théodore se fraie un chemin. Théodore s’adapte au mouvement ondulatoire des adultes qui s’engouffrent dans ce prestigieux bâtiment, tout en hauteur, tout en largeur, scintillant de lumières, tonitruant de musiques de Noël. Théodore regarde une dernière fois, avant d’entrer dans cet univers surnaturel, les mille feux qui scintillent en façade. Il sait qu’il est très près du but. Il est face aux Galeries Lafayette. Ne lui reste plus maintenant qu’à se rapprocher davantage. Dernier regard circulaire. Théodore fait le saut.
Théodore entre. Que c’est beau. Que c’est lumineux. Ses yeux ne sont pas assez grands pour tout absorber. Pour tout enregistrer. Pour tout conserver. Ses oreilles sont trop petites pour tout entendre. Il se fait davantage petit. Davantage discret. Mal fringué pour frayer parmi ce grand monde, ce n’est pas le temps d’être repéré comme voyou. Il fonce vers son but. Son ultime but. Il se faufile. Lorsqu’il pointe, au loin, un quelconque garde de sécurité, il roucoule autour d’une vieille dame qui ploie sous une avalanche de sacs. Il sait faire puisque, toute sa vie, Théodore a dû franchir ou contourner les obstacles. Question de survie.
Théodore évite les ascenseurs. Il n’aime pas. Il préfère les escaliers. Qu’il attaque à grande vitesse. Aucune témérité cependant chez lui. Il doit rester prudent. Il n’est qu’un enfant et se sait plus vulnérable dans ce monde d’adultes. Il évite de croiser les regards des gamins de son âge qui le toisent comme un être étrange sorti d’on ne sait où. Ses fringues pourraient le trahir. Tout découle d’une stratégie longuement mise en apprentissage. L’art de se rendre invisible aux yeux des grands.
Il y est. Enfin. Théodore est parvenu à son but. Le royaume des jouets. Il ralentit le pas. Il souffle un peu. Ouvre davantage les yeux. Il se sent un être privilégié de pouvoir ainsi, comme les adultes, circuler dans ce merveilleux monde des jouets. Il retrouve son cœur d’enfant qui bat la chamade. Il s’interdit de manipuler les boîtes, lire les étiquettes, regarder de plus près les emballages. Qu’importe. Il circule maintenant dans le merveilleux Royaume des jouets. Que peut-il rêver de plus beau ?
Théodore, douze ans, est robuste. Il résiste aux envies de tout posséder. Il est conscient de ses limites. Si les poches sont vides, son cœur est immense et se remplit d’images et de rêves. Il n’ose manifester une préférence. Il faut tout voir. Il circule, les mains dans le dos – pour ne pas avoir la tentation de saisir une boîte ou un emballage – tel un philosophe, en silence, dans un monastère. Il regarde. Deux fois plutôt qu’une. Il évite les débordements de sentiments. Dans ce monde, il ne peut pas agir comme un autre enfant. Il le sait. Il garde son calme, reste froid, reste même étranger à toutes ces beautés auxquelles il n’aura jamais accès. Tout cela pourrait sembler cruel à un enfant de douze ans. Théodore ne s’en fait pas plus qu’il ne le faut. Déjà que tantôt, il lui faudra, en sortant du royaume des jouets, redevenir le petit adulte, le chef de groupe avec de bien lourdes responsabilités. Vaut mieux alors profiter de chaque instant pour faire le plein d’émotions contenues.
Théodore – pour quiconque l’observerait en retrait – apparaîtrait comme un fin renard. Il sait se mouvoir et développer, avec une maestria exceptionnelle, l’art de la dissimulation. Rien ne lui échappe au royaume des jouets mais il parvient à échapper aux tentations du royaume. Il se rend invisible. Il fait une courte halte. Un jouet a attiré – plus qu’à l’ordinaire – son attention. Un autre enfant de son âge aurait piaffé d’impatience pour posséder l’objet convoité. Théodore n’en a pas le droit. Il recule. Comme s’il avait vu un spectre surgir devant lui. Il ne veut en rien céder à son plan de match. Il doit tout voir. Un moment de faiblesse compromettrait sa présence dans le royaume. Et cela ne doit pas arriver à aucun prix.
Théodore n’a d’attention que pour les images qui se déroulent sous ses yeux. Il circule, comme dans un état second, parmi ces sons, ces odeurs, ces lutins et ces fées qui rendent encore plus attrayantes ces « belles tentations de la vie ». Extraordinairement, Théodore n’est pas envieux. Il se suffit de regarder. Il sent que cela lui est un privilège, mais pas un droit. Il doit consentir des efforts qu’aucun autre enfant ne soupçonnerait pour protéger ce privilège. Pourquoi serait-il envieux ? Lorsque sa visite sera terminée, dans la profondeur de ses rêves, il aura concrétisé son secret. Qu’il gardera pour lui. Qu’il refusera de partager. Non par égoïsme. Mais pour se garder un canton d’intimité ensoleillé qu’il revisitera, au cours des prochains mois, autant de fois que des nuages viendront obscurcir sa vie.
Théodore n’a plus la notion du temps. Trop préoccupé par le royaume. Mais comme toute chose a une fin, il est tiré de son rêve par des voix percutées ici et là dans le Royaume. « Dans quelques minutes, le magasin fermera ses portes. Veuillez vous diriger vers la porte de sortie ». Lentement, plus lentement que ne s’est faite l’entrée, Théodore se dirige à l’invitation vers la sortie. Est-il triste ? Non. Comment être triste lorsque la tête est pleine de beaux rêves. Soudain, Théodore se voit parachuté sur le grand boulevard.
Il doit maintenant retrouver la bande. Il aurait bien prolongé de quelques heures sa visite du Royaume. Tout a une fin. Théodore se secoue un peu, analyse la géographie des lieux, s’oriente, et se remet en marche. Et pour la première fois, Théodore ressent un picotement. Il repart les mains vides qu’il enfouit dans ses poches. Le froid, sans doute.