samedi 10 novembre 2007

Valery Fabrikant, tueur de Concordia et plaideur quérulent, revient en Cour

Valery Fabrikant, ancien professeur de génie, a assassiné quatre de ses collègues à l’Université Concordia, à Montréal, en août 1992. Il s’est présenté en Cour supérieure du Québec pour réclamer un total de 600 000 $ en dommages et intérêts de plusieurs anciens professeurs de Concordia qui auraient « profité injustement » de ses travaux et « extorqué » ses documents. En 2000, il a été déclaré « plaideur quérulent ». La cour lui a ordonné de mettre fin à ses demandes d’appel, ses poursuites et autres requêtes légales.


La politique a ses mégalomanes, la médecine ses hypocondriaques et le droit ses quérulents, écrit Charles Meunier. Qu’est-ce qu’un « plaideur quérulent » ? Le mot quérulent vient du latin querulus, qui se plaint. Selon le ministère de la Justice du Québec, c’est une personne qui, ayant multiplié indûment les procédures judiciaires, voit son droit d’agir en justice soumis à l’autorisation du tribunal. L’expression plaideur vexatoire est un anglicisme de sens à éviter. L’adjectif vexatoire signifie en français « qui a le caractère d’une vexation », soit celui d’un abus, d’une brimade, d’une oppression. On ne peut donc dire d’une personne qu’elle est vexatoire. On peut cependant parler d’une procédure vexatoire si elle a pour effet de maltraiter ou d’humilier quelqu’un. Il ne faut pas confondre, non plus, avec les expressions plaideur processif, plaideur procédurier ou chicanier qui n’impliquent pas nécessairement l’aspect maladif du comportement d’un plaideur. Les expressions redondantes « procédurier quérulent » et « quérulent processif » ne sont pas retenues.

Le plus célèbre des « plaideurs quérulents » est monsieur Valéry Fabrikant, cet ancien professeur de l’université Concordia qui a assassiné quatre (4) de ses collègues, en 1992, également surnommé le « tueur fou de Concordia ». Monsieur Fabrikant, 15 ans après avoir déposé une poursuite de 600 000 $ contre ses supérieurs, revient ces jours-ci hanter le palais de justice de Montréal. La présente cause est entendue au civil puisque la poursuite a été intentée en 1992. Il se représente lui-même, comme il l’a toujours fait. Il avait, dans le passé, interjeté appel à deux reprises pour sa condamnation et accumulé les plaintes, entre autres contre les journalistes du quotidien anglophone montréalais The Gazette, pour diffamation. En 1993, l’homme avait acquis la réputation d’engorger le système avec ses demandes d’appel, ses poursuites et autres requêtes légales. En 2000, il est déclaré « plaideur quérulent » pour avoir abusé des tribunaux avec de nombreux recours non fondés. La Cour supérieure du Québec lui interdit dès lors de déposer de nouvelles requêtes, à moins d’avoir la permission du juge en chef.

Une personne quérulente est, en quelque sorte, celle qui, lorsqu’elle exerce son droit d’intenter des actions en justice, le fait de manière excessive ou déraisonnable. Dans le Grand Dictionnaire des définitions françaises, quérulent se dit d’un individu qui consacre la plus grande partie de son activité à essayer d’obtenir réparation des préjudices qu’il prétend avoir subis. Ces « plaideurs quérulents » engorgent et paralysent les tribunaux. Ces individus, souvent extravagants et irrationnels, par leur insistance, sombrent rapidement dans un harcèlement qui peut atteindre les accusations criminelles. Certains procès, par suite des nombreuses procédures instruites en justice, peuvent s’étendre sur des années et conduire à la faillite personnelle. En 2006, plus de 58 personnes étaient déclarées « plaideurs quérulents » et devaient obtenir la permission d’un juge avant d’intenter une poursuite. On les retrouve sur plusieurs tribunes où ils dénoncent le système politique et judiciaire, et revendiquent un statut de victime. Certains plaideurs quérulents n’hésitent pas à recourir à des gestes d’éclat pour attirer les médias sur leurs causes personnelles. Tel le groupe Fathers-4-Justice.

Le portrait type d’un quérulent, selon le docteur Evens Villeneuve, psychiatre au Centre hospitalier Robert-Giffard, est un homme âgé de 40 à 60 ans, de scolarité moyenne ou avancée, et qui a une très bonne estime de lui-même. « Même qu’il a développé un surmoi caractéristique chez certaines personnes ayant des troubles de la personnalité, comme les narcissiques ».

Les raisonnements des quérulents sont généralement dépourvus de toute base juridique. « Ce sont souvent des arguments qui au départ semblent absurdes, mais qui sont quand même de nature à piquer la curiosité du juge », indique le juge Yves- Marie Morrissette, de la Cour d’appel du Québec. Ancien professeur de droit à l’Université McGill, le magistrat s’est d’abord penché sur le phénomène comme académicien. « Les quérulents se signalent à la fois par leur inventivité et leur incongruité », remarque- t-il. Valery Fabrikant, avait, par exemple, invoqué une loi de 1495 adoptée sous le règne d’Henri VIII pour prétendre que les gens pauvres jouissaient d’un droit d’appel ! Lorsqu’ils retirent aux « obsessifs du tribunal » leur droit d’intenter inconditionnellement des poursuites, les juges sont souvent cinglants. Les mots « frivole », « dilatoire » ou « mauvaise foi » deviennent très utiles. Les « plaideurs quérulents » ont besoin de beaucoup de temps. Valery Fabrikant est maintenant déclaré « plaideur pathologiquement processif », du fait qu’il a multiplié les recours judiciaires en quelques années.

Au cours de 2007, le juge André Wéry a été saisi d’une requête du Barreau du Québec pour faire déclarer monsieur S. « plaideur quérulent », après que ce dernier eut déposé pas moins de 12 plaintes disciplinaires privées contre des avocats qu’il estimait nuire à sa cause. La décision du juge André Wéry s’étale sur 15 pages. Il en est venu à la conclusion que monsieur S. réunit tous les symptômes de la quérulence, une problématique fondée sur la pensée paranoïaque, et qui sont résumés comme suit : il montre de l’opiniâtreté et du narcissisme, il se manifeste plus souvent en demande qu’en défense, il multiplie les recours vexatoires, y compris contre les auxiliaires de justice, il réitère les mêmes questions dans des recours successifs qui vont en s’amplifiant malgré ses échecs répétés, ses arguments de droit se signalent par leur inventivité et sont à la limite du rationnel, il se représente seul, il conteste toutes les décisions adverses et ses procédures sont souvent truffées d’insultes (La Presse).

« Animé d’un fort sentiment d’injustice à son encontre, Monsieur S. poursuit systématiquement tous ceux qu’il considère comme des opposants », note le juge Wéry. Monsieur S. accuse les avocats qu’il poursuit de se parjurer et de fabriquer de la preuve, compare le Barreau à Adolph Hitler et accuse les juges d’agir à la Saddam Hussein.

Dans un article, paru en 2004, le juge Yves-Marie Morrissette dressait les caractéristiques des « plaideurs compulsifs », appelés « quérulents » par les juristes :

- ils font preuve d’opiniâtreté et de narcissisme ;
- ils se manifestent en demande plutôt qu’en défense ;
- ils multiplient les recours vexatoires ;
- malgré les échecs, ils reviennent toujours sur les mêmes questions ;
- leurs arguments sont inventifs et absurdes ;
- ils deviennent incapables de payer une partie des honoraires de leurs adversaires (appelée dépens) et les frais de justice auxquels ils sont condamnés ;
- ils interjettent appel des décisions défavorables ;
- ils se représentent seuls.

Comme l’explique, dans une entrevue, le psychiatre Gilles Chamberland, de l’institut Philippe-Pinel, de Montréal : « Le système judiciaire donne aux citoyens des pouvoirs incroyables ». « Il leur permet d’obliger leurs adversaires à se défendre ». Il faut distinguer les troubles délirants de la personnalité paranoïde. « Atteinte d’un trouble délirant, la personne a l’air bien normale. Par contre, lorsqu’on aborde le sujet du délire, sa pensée ne correspond pas à la réalité ». Son délire la portera souvent à s’acharner sur une seule cible. Ce ne sera pas le cas des justiciables à la personnalité paranoïde, qui tireront dans toutes les directions. « De telles personnes voient des injustices partout », explique le Dr Chamberland.

Pour rappel, le juge Wery n’a pas été tendre à l’égard de monsieur S., dont il qualifiait les procédures « d’entreprise de sabotage », de menaces et d’intimidation. « Tout avocat qui, pour une raison ou pour une autre, est perçu par lui comme un opposant, est systématiquement poursuivi », notait le juge.

Dans les archives du Journal du Barreau, édition de 2002, nous retrouvons le compte rendu d’un panel animé par Me Jean Saint-Onge et composé de la juge en chef de la Cour supérieure, Lyse Lemieux, de Me Yves-Marie Morissette qui n’avait pas, à cette époque, le titre de juge, Me Marie Gaudreau et Me Hélène Morin et du Dr Gilbert Pinard, qui traitait du phénomène de plus en plus courant du justiciable qui se représente seul, de la problématique du plaideur trop belliqueux et surtout du déséquilibre de la quérulence. « La quérulence est avant tout un trouble de l’affect et non de l’intellect », précisait d’entrée de jeu Me Morissette. La quérulence, c’est la tendance pathologique à rechercher la querelle et à revendiquer, d’un rapport hors de proportion avec la cause, la réparation d’un préjudice subi, réel ou imaginaire. Le terme provient du latin querela qui signifie « plainte ». Me Morissette et le Dr Pinard ont fait remarquer que : « Certains symptômes révèlent la quérulence, dont l’opiniâtreté et le narcissisme du plaideur ».

« Règle générale, le quérulent est une personne qui peut vivre normalement en société », constatait Yves-Marie Morissette. « Quoique certaines médications peuvent être prescrites, c’est avant tout une personne qui a trouvé son divan, et c’est le tribunal ! »

Existe-t-il des remèdes à la quérulence ? Pour Me Yves-Marie Morissette, au premier rang se trouve l’importante décision de la Cour supérieure dans York c. Paskell Mede. Dans cette affaire, un quérulent exerçait des recours incessants contre son ex-avocate. La Cour supérieure a assujetti le poursuivant à l’autorisation préalable de la juge en chef, ou de tout autre juge désigné par elle, pour intenter toute poursuite, non seulement contre le défendeur mais également contre quelque personne que ce soit. Cette décision n’a bien sûr d’effet que dans le cadre de la juridiction de la Cour supérieure.

Il est possible de se protéger contre les « plaideurs quérulents ». Lorsqu’une personne fait preuve d’un comportement quérulent, la Cour peut, d’office ou sur requête d’une partie, déclarer cette personne « plaideur quérulent » et ordonner qu’aucune autre procédure ne soit déposée par elle à la Cour sans autorisation préalable du juge en chef ou du juge que le juge en chef désigne à cette fin. Dans les cas qui le justifient, la Cour peut interdire l’accès à ses locaux.

Dans une autre affaire, l’affaire Choueke, la Cour a de plus condamné le demandeur à des dépens additionnels. « Le cas le plus connu en droit québécois, c’est très certainement l’affaire Fabrikant », poursuit Yves-Marie Morissette.

Il existe aujourd’hui, dans l’Intranet du ministère de la Justice du Québec, une liste à jour de 58 personnes, plus ou moins, qui nécessitent une autorisation préalable à l’exercice de recours judiciaires devant la Cour supérieure et le Tribunal de la jeunesse. La Cour du Québec exerce aussi ce droit à l’occasion. Le phénomène de la quérulence fait aujourd’hui l’objet d’études dans plusieurs pays occidentaux.

Valery Fabrikant, ex-professeur de génie mécanique, est maintenant âgé de 67 ans. Devant le tribunal, il ne manifeste aucun regret relativement à son crime en août 1992. Il se plaint d’être comparé à Marc Lépine, le tueur de Polytechnique. « Je n’ai rien en commun avec lui. Lépine a tué des personnes innocentes. Ce n’est pas mon cas ». Selon lui, son geste était une attaque légitime. Matthew McCartney Douglass, professeur en génie civil, Michael Gorden Hogben, professeur de chimie, et Aaron Jaan Saber, professeur en génie mécanique, sont morts le jour même. Le titulaire de la chaire de génie électrique et informatique, Phoivos Ziogas, a succombé à ses blessures un mois plus tard.

Dans la poursuite qu’entend ces jours-ci le juge Gilles Hébert, Valery Fabrikant accuse les professeurs T.S. Sankar, M.N.S Swamy, S.V. Hoa et G.D. Xistris, de vol de sa propriété intellectuelle. Les professeurs en cause auraient apposé leur signature, à titre de co-auteurs, sur plusieurs de ses articles scientifiques alors qu’ils n’y avaient apporté aucune contribution. Fabrikant prétend également que des professeurs ont détourné des fonds de recherche qui lui étaient destinés.

Au deuxième jour du procès, le juge Gilles Hébert a rejeté cinq requêtes de Valery Fabrikant qui demandait notamment à être représenté par un avocat de l’aide juridique et un accès à certains logiciels. Il demandait de plus la permission d’assigner comme témoins certains juges et voulait qu’on blanchisse sa réputation. Il demandait enfin que son nom soit retiré de la liste des « plaideurs quérulents ». L’une des caractéristiques de Valery Fabrikant, qu’on retrouve encore aujourd’hui, est de mettre à l’épreuve la patience des magistrats. De façon répétée, il a remis en question les méthodes du juge Gilles Hébert, durant les procédures, et il s’est même moqué de l’une de ses décisions.

Après avoir demandé à Fabrikant s’il avait terminé son témoignage, le juge Hébert a demandé à la greffière de consigner sa réponse affirmative. Du même souffle, le juge signalait qu’une requête, en vertu des articles 75.1 et 75.2 du Code de procédure civile, serait entendue à ce moment. Or, ces articles traitent du fait que le juge peut rejeter une action si un interrogatoire démontre que celle-ci est « futile » ou « frivole » (La Presse). Le juge Hébert a suspendu la séance jusqu’à mardi.

Lors du panel animé, en 2002, auquel nous avons déjà fait référence, la juge en chef Lyse Lemieux estimait que, dans tous les cas, équilibre, patience, tact et courtoisie doivent guider le juge dans la conduite des procédures. « Le juge n’est pas l’avocat de la partie non représentée, mais il doit l’assister dans la compréhension de la procédure et ce n’est pas toujours facile. Le fait d’être non-représenté ne dispense pas de l’application de la règle de droit », de conclure Mme Lemieux. « En Chambre criminelle, il ne faut pas que le procès devienne une parodie de justice », mettait en garde Me Hélène Morin. Malheureusement, il est démontré que la quérulence de certains individus mène aux pires excès, qui portent même atteinte à la réputation du système judiciaire. Car la quérulence, il convient de le rappeler, signifie une tendance pathologique à rechercher les querelles, à revendiquer d’une manière hors de proportion avec la cause, la réparation d’un préjudice subi, réel ou imaginaire.

Lors de la Conférence des juristes de l’État, tenue à Québec en 2006, le juge à la Cour d’appel, Yves-Marie Morissette, qui souhaite que le débat passe de la psychiatrie au juridique, déclarait : « Il existe un lien avec l’hypocondrie, qui est une maladie reconnue, où le souffrant assiège les salles d’urgence, alors que le quérulent fait de même avec les tribunaux ». « Une fois acquis que la quérulence est véritablement un trouble sérieux de la personnalité, voire une maladie grave, il me semble que le droit doit s’appliquer à en minimiser les effets dommageables, tant pour ceux qui en sont la cible, y compris les tribunaux, que pour ceux qui en sont atteints ».

Et le juge Morissette conclut : « Puisque les quérulents engagent des procédures judiciaires coûteuses pour la société et « énergivores » pour le personnel judiciaire, ils devraient être davantage limités dans leur champ d’action, et ce, dès qu’ils s’adressent aux tribunaux ou à un bureau de service à la clientèle, lieu où ils déposent bon nombre de plaintes ». Le juge Paul Chaput déclarait en 1999 : « Il suffit de constater le nombre d’actions, de requêtes et de plaintes prises par (monsieur) pour conclure à de la démesure », écrivait-il. « C’est à croire qu’il fait des recours en justice son occupation à temps plein », soutient-il.

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