En proclamant le 25 novembre « Journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes », l’Organisation des nations unies (ONU) invitait les gouvernements et les organisations non gouvernementales à organiser, en ce jour, des activités destinées à sensibiliser l’opinion publique à ce problème. Konrad Lorenz écrivait, à propos de la violence : « En dépit des atrocités qu’ils commettent, des hommes peuvent alors éprouver le sentiment d’être absolument dans leur droit. La pensée conceptuelle et la responsabilité morale atteignent leur niveau le plus bas ».
« Violence » vient du latin « vis », qui signifie « violence », mais aussi « force », « vigueur », « puissance » ; « vis » désigne plus précisément « l’emploi de la force », les « voies de fait », ainsi que la « force des âmes » (R. Dadoun, La violence, Coll. Optiques de Hatier, page 6).
La violence est vue comme l’atteinte à l’intégrité physique, morale et psychique de l’autre ou des autres. La violence se produit dans un continuum : elle débute par des comportements souvent excusés ou ignorés qui, faute d’une intervention efficace, peuvent s’amplifier et pendre des formes plus graves. Les études établissent un lien entre les agressions subies en milieu scolaire au cours des jeunes années et le harcèlement sexuel, la violence familiale et les actes criminels qui surviennent à l’âge adulte (Craig et Pepler, 1997; Olweus, 1993). La violence est souvent visible.
Ce qui l’est moins, par contre, est le harcèlement. Forme de violence perverse, qui se retrouve dans les familles, le couple et les entreprises, le harcèlement est une perversion morale répétitive de longue durée, processus de destruction inconscient, qui déstabilise et rabaisse l’autre au mépris de ses droits et de son équilibre psychologique. C’est un processus de destruction insidieux, souterrain, redoutable et dont les victimes n’osent pas se plaindre en général. Comme le montreront les résultats d’un sondage, la victime ne se l’avoue pas et rejette même l’idée qu’il y a violence ou agression. Que nous soyons dans le domaine de la violence ou du harcèlement moral, il en demeure pas moins que ces comportements supposent une tentative, consciente ou inconsciente, de dominer autrui.
Un moyen fréquemment utilisé pour manipuler un enfant, par exemple, est le chantage à la souffrance. L’agression peut aussi se déverser sur les enfants par la victime si celle-ci n’a pas pu s’exprimer auprès de son agresseur. Le seul recours pour l’enfant est alors de s’isoler ce qui entraîne chez lui la perte de toutes pensées propres. C’est un processus qui atteint l’individualité et l’identité de la personne et lui fait perdre toute estime de soi.
Le harcèlement en milieu scolaire ou le harcèlement en milieu de travail prend des comportements polymorphes. Les formes de violence, en milieu scolaire, par exemple, sont multiples. « Une étude québécoise parue en 2003 révèle que 80 % des événements étudiés étaient de nature psychologique, 15% de nature physique et 6% à caractère sexuel. Un élève était l’agresseur dans 89% des situations de violence physique. Un collègue était l’agresseur dans 25% des cas de violence psychologique ». Le harcèlement, quel que soit son aspect, est odieux. C’est une violence faite délibérément dans un motif de nuisance. Une violence est d’abord et avant tout une atteinte directe au droit de l’individu « au respect de sa personnalité ». Voyez, par exemple, ce cas de harcèlement en crescendo.
La Croix Rouge a lancé tout récemment une campagne : Debout, face à l’intimidation. Un jeune Canadien sur cinq dit être régulièrement victime d’intimidation. Pour ces personnes, les conséquences peuvent comprendre des dommages émotifs à long terme. Il peut aussi y avoir des dommages physiques, causés par des attaques ou par des épisodes d’automutilation. Pour ce qui est du jeune agresseur, des recherches indiquent que des actes d’intimidation, lorsqu’ils ne sont pas traités, peuvent entraîner des activités criminelles en vieillissant. Des recherches indiquent que plus de 85 % des incidents d’intimidation surviennent devant des pairs.
La campagne, « Au-delà de la souffrance », définit clairement ce que sont l’intimidation et le harcèlement et examine les conséquences de ces comportements. « La majorité des jeunes ne sont ni des intimidateurs, ni des victimes, mais des spectateurs passifs ou actifs qui ont un rôle important à jouer dans la prévention », explique Lisa Evanoff, coordonnatrice nationale, Formation, EduRespect, de la Croix Rouge. « Les pairs peuvent applaudir un agresseur ou ils peuvent décourager le harcèlement en refusant d’accepter ou d’applaudir ses actions ». Les recherches indiquent que les interventions des spectateurs pour mettre un terme au harcèlement et à l’intimidation portent fruit (Craig et Pepler, 1997).
Cette campagne me rappelle la lecture, il y a des années, d’un livre bouleversant : les Désarrois de l’élève Törless, de Robert Musil. C’était en 1957. Törless devient pensionnaire dans un collège pour fils de la noblesse. C’est un jeune homme sensible et réservé. Il apprendra que, dans le monde clos du collège, les passions et les instincts se déchaînent. Il deviendra le témoin des théories étranges des élèves Beineberg et Reiting sur la race des maîtres et la race des esclaves. La nuit, dans un lieu secret, Törless assiste à des séances lugubres, sans agir ni intervenir, au cours desquelles un jeune Juif, Basini, coupable d’un larcin, sert de tête de Turc et accepte toutes les humiliations et tous les sévices corporels. Écœuré et lui-même victime d’un chantage, Törless résoudra ses problèmes de conscience dans la fuite avant d’être récupéré - à tous les sens du mot - par sa famille.
En milieu de travail, le mobbing (attaquer, houspiller, malmener, assiéger, assaillir) est souvent pointé du doigt. Heinz LEYMANN, chercheur suédois en psychologie, l’a qualifié de « psycho-terreur ». Au Québec, pour le législateur, le harcèlement psychologique, au travail, signifie une : « conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne pour celui-ci un milieu de travail néfaste ».
Le mobbing est en quelque sorte une forme de terrorisme psychologique, une guerre des nerfs, une guerre d’usure qui n’ont rien à voir avec les petites misères et les conflits de la vie professionnelle. Ce qu’il faut déplorer ici est que des femmes et des hommes consentent à participer à ce climat, malgré les souffrances et les injustices qui en résultent. N’importe qui peut devenir un agresseur si un déclencheur se présente : un sentiment de frustration, une perception erronée, l’influence des pairs, le pouvoir sur autrui ou une occasion de regagner un pouvoir considéré comme perdu (Neufeld, 1999; Artz, 1998; Berkowitz, 1993; Craig et Pepler, 1997). L’une des caractéristiques du mobbing est le fait que la lutte ne se fait pas à armes égales puisque la victime met souvent très longtemps à se rendre compte qu’il s’agit d’une guerre. Le pervers narcissique refusant la culpabilité, sa victime n’aura de propension naturelle qu’à l’accepter ; elle aura besoin de donner et son agresseur de prendre ; c’est le jeu idéal pour le pervers narcissique.
Les psychiatres et psychothérapeutes suisses, Maurice Hurni et Giovanna Stoll, ont longuement traité de la relation perverse et du mobbing. Pour ces médecins, il ne faut pas banaliser la violence. Il faut au contraire percevoir à quel point elle peut être intense. Elle est une sorte de terrorisme, pour reprendre le sens que lui donnait le psychologue suédois Heinz Leymann, qui s’attaque à l’essence de la personne. En saisissant cette réalité, on comprend mieux, dès lors, la facilité avec laquelle ces pervers arrivent à avoir, souvent, des positions dominantes dans la société, parce qu’ils terrorisent beaucoup de gens dans leur famille, autour d’eux et au travail. Selon les médecins, il ne faut pas toujours voir, dans le harcèlement, un terrorisme violent, manifeste et démonstratif mais plutôt un terrorisme qui passe par des attitudes, des positions non verbales, des accords non verbaux et qui arrive à paralyser beaucoup de personnes.
Maurice Hurni et Giovanna Stoll poursuivent ainsi leur démonstration : cette violence est aléatoire. Elle n’a pas une raison très claire. Depuis la naissance, il y a des conflits partout, on doit se battre. Le pervers n’a pas les moyens d’assumer ses conflits, qui sont nobles, qui sont constitutifs de l’être humain. Sa particularité est d’injecter le conflit chez les autres ou entre les autres. Il met le conflit dans le psychisme des autres. Le pervers, sous des dehors souriants et une apparence aimante, arrive à détruire une personne. Il use de paroles d’humiliation tout sourire, de mots qui tuent sans colère, d’ambiguïté qui, à la longue, mettent en péril la santé physique et psychique de la victime. Le pervers aime les conflits. Les personnes normales n’aiment pas se disputer. Le pervers a besoin des conflits pour vivre. Il ne peut pas s’en passer. Cela a été une grande découverte. Il faut comprendre cela pour essayer de résoudre le conflit de manière efficace.
Comme le montrent bien les médecins suisses, en attaquant le narcissisme de l’autre, c’est-à-dire son estime de soi, sa valeur, le pervers fait de l’autre un objet. Ces objets sont interchangeables entre eux et tous sont dépendants du pervers. La dimension symbolique des rapports humains est une dimension que l’on ne réalise pas toujours mais qui est évidente pour tout le monde, qui est très importante. Tous nos actes, toutes nos personnes sont imbibés de cette dimension symbolique. Tous nos échanges sont des échanges symboliques. Le pervers n’a pas accès à cette dimension symbolique et va s’employer à rabaisser tous ces échanges, ou toutes ces identités à un niveau concret.
Il y a beaucoup de façons de paralyser la pensée des gens, selon les psychiatres suisses. Il y a toutes sortes de stratégies, notamment par l’exploitation des émotions : on peut envahir une personne, soit avec des flatteries, soit avec des menaces, soit les deux, en alternant le chaud et le froid. Il y a une autre manœuvre possible, qui est le paradoxe. C’est deux injonctions contradictoires simultanées. « Tu réussis bien ta vie professionnelle mais ta vie conjugale est une catastrophe », pourrait s’entendre dire la victime. Qu’elle soit à l’école ou en entreprise, une victime subit, avec les mêmes pressions, les mêmes violences et le même acharnement sur elle.
Contrairement à une opinion répandue, les victimes ne sont pas forcément des personnes fragiles. Selon Marie-France Hirigoyen, en milieu de travail : « les harcelés sont généralement des « grandes gueules » ou pour le moins des fortes personnalités… La victime, c’est en fait bien souvent celui qui résiste, notamment à ses collègues… mais aussi à son supérieur hiérarchique, ou encore à la pression de ses subordonnés ». Homme ou femme, jeune embauché, cadre nouvellement promu ou ancien approchant de la retraite, personne n’est à l’abri d’un harcèlement dans son entreprise. Non plus que dans son milieu de vie.
Aussi loin que 1961, cette question de la violence à l’égard des personnes a toujours fait débat. Avec plus ou moins de résultats. C’est ainsi que la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961, entrée en vigueur le 26 février 1965, visait, à l’article 26, à assurer l’exercice effectif du droit de tous les travailleurs à la protection de leur dignité au travail. Pour cela, les Parties s’engageaient, en consultation avec les organisations d’employeurs et de travailleurs, à promouvoir la sensibilisation, l’information et la prévention en matière de harcèlement sexuel sur le lieu de travail ou en relation avec le travail, et à prendre toute mesure appropriée pour protéger les travailleurs contre de tels comportements ; à promouvoir la sensibilisation, l’information et la prévention en matière d’actes condamnables ou explicitement hostiles et offensifs dirigés de façon répétée contre tout salarié sur le lieu de travail ou en relation avec le travail, et à prendre toute mesure appropriée pour protéger les travailleurs contre de tels comportements.
Comme l’indiquait une brochure suisse, dans le mobbing (harcèlement psychologique), ce qui entre en ligne de compte est lié aux conflits non résolus et aux abus de pouvoir dans le milieu professionnel. Dans le harcèlement sexuel, il faut ajouter à ces éléments ceux relatifs à la sexualité, qui reflètent les rapports de domination existant entre hommes et femmes. Le harcèlement sexuel résulte de la combinaison des deux types de rapports.
En Belgique, certaines études ont montré que 8% des sportifs disent avoir été victimes d’abus sexuels. Et là encore, les victimes ont tendance à se taire, ce qui rend malaisée la lutte contre ces pratiques. Les vestiaires, les véhicules, les stages, les voyages ou les réceptions où on boit de l’alcool sont propices aux abus sexuels. Ceux-ci sont souvent commis par une personne ayant autorité sur le sportif. Plusieurs sportives françaises sont sorties du silence et ont dénoncé, dans des livres, les abus dont elles ont été victimes, de la part de leur entraîneur ou d’athlètes masculins.
En Égypte, le Centre égyptien pour les droits de la femme (EWCR) rapporte que le harcèlement des femmes est devenu endémique dans les rues d’Égypte, au point d’être qualifié par des observateurs de fléau social pouvant entraver le développement du pays. Regards libidineux, remarques obscènes, attouchements, exhibitionnisme… tout est dans le menu pour satisfaire les pervers. Les femmes voilées, la grande majorité, et non voilées en sont victimes. Selon l’EWCR, plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer le harcèlement : chômage, mariage tardif et difficile car cher, relations sexuelles hors mariage taboues. L’an dernier, des blogueurs avaient rapporté que le jour de l’Aïd al-Fitr, une horde d’hommes avait pourchassé des femmes dans le centre du Caire, les palpant et les violentant. Le tout sous les yeux des forces de sécurité.
Le harcèlement peut être exercé à petite échelle ou auprès de populations totalement impuissances à le prévenir. Des organisations non gouvernementales (ONG) dénoncent fréquemment les violences faites aux populations démunies : ces problèmes les plus graves sont, entre autres, le harcèlement, l’intimidation, les bombes posées au bord des routes, les mines terrestres, les postes de contrôle où il faut s’acquitter d’un péage pour pouvoir passer, etc.
Le 19 octobre 1999, à la 54e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, les représentants de la République dominicaine et 74 États membres présentent un projet de résolution visant à faire du 25 novembre la « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ». Dans son texte qui définit la violence à l’égard des femmes comme tout acte portant un préjudice physique, sexuel ou psychologique, dans la sphère privée comme dans la sphère publique, l’Assemblée générale des Nations Unies exprime sa crainte que la violence à l’égard des femmes ne soit un frein à leur lutte pour l’égalité des chances dans les domaines juridique, social, politique et économique. Elle propose que cette journée soit consacrée à des activités destinées à sensibiliser l’opinion publique sur la question de la violence à l’égard des femmes.
Le harcèlement ou la violence n’a pas de frontière. Dans les plus grandes métropoles du monde ou dans les plus petits bleds, nul n’est à l’abri du harcèlement et de la violence. L’Observatoire national de la délinquance (OND) vient de publier une vaste enquête sur le harcèlement et la violence.
11.200 personnes ont été sondées en porte à porte. La grande particularité de cette enquête est sa méthodologie : les enquêteurs ont tout fait pour que les personnes interrogées ne cachent pas leur vécu par peur : les questions étaient ainsi posées via un casque posé sur les oreilles de l’interviewé, qui répondait uniquement par oui ou non, pour un maximum de confidentialité. Les résultats sont tristes mais éloquents. Je précise que ces résultats ne sont pas propres à la France.
Quelques chiffres éloquents : près de la moitié des violences physiques sont commises au sein des familles. 9 victimes de violences sexuelles sur 10 ne portent pas plainte. Cela montre l’ampleur du tabou, qui est encore plus fort quand on la violence sexuelle se passe dans la famille. De plus, 1 victime sur 5 est un homme. Cela brise un cliché. Les conséquences des violences sont plus lourdes pour les femmes : quand elles sont frappées, elles reçoivent plusieurs coups par an, ce qui n’est pas le cas pour les hommes, apparemment. Bref, 5,6% des personnes interrogées, 2 millions de victimes ces 2 dernières années, avouent avoir subi des violences de tout type, physique ou sexuelle au cours des années 2005-2006.
820 000 personnes ont été victimes d’une personne qui vit avec elles, au cours des deux dernières années. Les victimes sont surtout des épouses mais pas seulement. 330 000 femmes ont déclaré vivre avec un compagnon qui a porté la main sur elles au cours des deux dernières années. Plus de 200 000 femmes ont déclaré avoir subi un viol ou une tentative en 2005 et 2006. Ce chiffre sur la famille relativise paradoxalement les violences qui ont lieu dans la rue, hors de chez soi. Et les séquelles : près de 53% des femmes victimes de violences dans le ménage ont déclaré, aux enquêteurs de l’OND, avoir subi des dommages psychologiques plutôt importants voire importants. « Les femmes sont plus souvent blessées, les conséquences psychologiques sont plus importantes et leur vie quotidienne en est durablement perturbée », précise Cyril Rizk, responsable des statistiques à l’OND. Pour les violences hors ménage, les hommes sont en majorité (58,8%) victimes d’un inconnu alors que l’auteur est connu personnellement pour 55% des femmes victimes.