Qu’ont en commun les huit anciens Secrétaires d’État des États-Unis suivants : Madeleine Albright, James Baker, Warren Chistopher, Laurence Iglberger, Alexander Hage, Henry Kissinger, Collin Powel et George Shultz ? Ils ont lancé un appel collectif au Congrès à ne pas voter la motion qualifiant de génocide le massacre des Arméniens dans les années 1915-1918 en Turquie ottomane. Ils ont demandé à la présidente de la Chambre des Représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, d’empêcher la motion d’obtenir la majorité requise de la Chambre, car son adoption compromettrait la sécurité nationale des États-Unis et détériorerait les relations Turco-Arméniennes : « Le passage de la motion nuirait à nos objectifs de politique étrangère tendant à favoriser la réconciliation entre la Turquie et l’Arménie ».
Cette lettre a été condamnée par les groupes de pression Arméno-Américains : « Nous sommes, en tant qu’Américains, particulièrement choqués que le Congrès ne puisse pas voter un simple texte contre le génocide par crainte de déranger la Turquie, nos dirigeants ‘externalisent’ la conscience morale de notre nation à un gouvernement étranger ». « C’est tout à fait malheureux que huit diplomates expérimentés soient tombés dans les manipulations turques », a répondu le ministre des affaires étrangères Vartan Oskanian dans un communiqué spécial.
Lors de son entretien avec le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, Georges W. Bush a « réaffirmé son opposition à cette résolution, qui serait préjudiciable aux relations américaines avec la Turquie si elle était adoptée ». Selon le porte-parole de la Maison Blanche, Gordon Johndroe : « Le président a décrit les événements de 1915 comme ’une des plus grandes tragédies du XXe siècle’, mais il croit que c’est à la recherche historique, et non pas à la loi de déterminer si, oui ou non, ces événements constituent un génocide ». Comme son prédécesseur, Bill Clinton, en l’an 2000, Georges W. Bush pourrait utiliser son droit de veto pour bloquer une résolution en ce sens adoptée par le Congrès. En l’an 2000, faut-il le rappeler, le Congrès avait retiré le projet de loi, sous la pression, de la Maison Blanche.
L’Ambassade de la Turquie ne prend pas cette résolution à la légère. Elle a publié, dans le Washington Post, un message d’une page rédigé sous forme d’appel aux parlementaires américains. Ce texte demande, solennellement, aux parlementaires, de ne pas imposer « une vision tendancieuse des tragédies qui ont eu lieu dans les dernières années de l’empire ottoman ». Il met en garde ces derniers contre les conséquences d’un projet de résolution présenté comme « partial » et offrant « une interprétation unilatérale des tragédies subies par un grand nombre dans les dernières années de l’Empire ottoman ».
Une résolution en ce sens devrait être examinée la semaine prochaine en commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, malgré le risque des complications diplomatiques. Les signataires de la résolution HR 106 s’appuient sur la loi votée en France en 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien. A Paris, l’Assemblée nationale avait, le 12 octobre 2006, adopté une proposition de loi sur la sanction de la négation de ce génocide. Mais le texte n’a pas encore été transmis au Sénat. Lors de son récent passage en Turquie, Bernard Kouchner, le ministre des Affaires étrangères, a déclaré que cette proposition ne menaçait personne et que « rien n’était fait ». La presse iranienne n’a pas raté l’occasion de coiffer sa première page d’une manchette : « Bush nie le génocide arménien ». L’adoption en 2001 de cette reconnaissance en France avait provoqué un tollé en Turquie, et une complication dans les relations entre les deux pays.
La position de Georges W. Bush est connue et sans surprises. Dans son allocution annuelle, adressée à la puissante communauté arménienne des États-Unis, en avril 2005, le président américain avait refusé d’utiliser le terme de « génocide » pour qualifier les massacres subis par les Arméniens en 1915-1917 en Anatolie orientale, tout en déclarant : « Nous pleurons ce terrible chapitre de l’histoire et reconnaissons qu’il a été une source de douleur pour tous les personnes en Arménie et pour tous ceux qui croient en la liberté, la tolérance, la dignité et en la valeur de chaque vie humaine ». À cette même époque, Georges W. Bush n’avait pas voulu contrarier Ankara, malgré une pétition qui lui demandait de reconnaître le génocide, pétition qui avait recueilli la signature de plus de 200 membres du congrès américain à la veille de la commémoration du 91e anniversaire du génocide. En février 2005, l’ambassadeur américain en Arménie, John Evans, avait déclaré, dans un discours prononcé en Californie, que « le génocide arménien était le premier génocide du 20e siècle ». Mais l’administration de Bush avait rapidement corrigé la remarque d’Evans. Le Sénateur Bob Menendez s’était dit scandalisé de voir que l’Ambassadeur Evans a été « puni » par le Département d’État pour avoir dit la vérité. En effet, la carrière de l’Ambassadeur a été écourtée.
Depuis, une nouvelle lutte s’engage donc au Congrès sur cette épineuse question du génocide arménien. Le 30 septembre 2007, à Los Angeles, le même Sénateur, Bob Menendez, avait déclaré tout de go que le prochain Ambassadeur nommé en Arménie devrait être capable de répondre à la question suivante : « Êtes-vous d’accord qu’il y a eu un génocide arménien ? » Ce qui a contraint la Maison Blanche à retirer la nomination de Richard Hoagland comme Ambassadeur en Arménie. Lors de sa comparution devant le Comité des affaires étrangères du Sénat, l’Ambassadeur Hoagland avait soulevé des questions sur la véracité du génocide arménien. Le Sénateur Menendez n’acceptera pas que le prochain ambassadeur en Arménie nie le génocide. Pour ce dernier : « avoir un Ambassadeur qui ne nie pas le génocide est bien plus important que de ne pas avoir d’Ambassadeur du tout en Arménie ».
Par suite de certaines tractations du Département d’État auprès de lui, le Sénateur Menendez a dit qu’il n’agissait ni selon le gouvernement arménien ni selon l’Administration américaine. « Je fais ce qu’il est correct de faire », a-t-il dit. « J’écoute tous les avis de mes électeurs, mais je me forge ma propre opinion ». Sur l’attitude de la Maison blanche, le Sénateur Menendez n’est pas tendre : « Cette Administration est omnisciente et dirigé par le divin. C’est le problème. Ils sont devenus isolés. Ils ne croient plus à la consultation. La Constitution fournit un équilibre des pouvoirs. Nous avons besoin d’une forte surveillance des sujets de politique étrangère. Pas de béni-oui-oui ».
La Maison blanche ne peut tout simplement pas ignorer la position géostratégique de la Turquie. Elle pourrait réduire son soutien logistique aux forces américaines stationnées en Irak si le Congrès devait adopter le projet loi en cause. C’est ce mercredi que la commission des Affaires étrangères du Congrès devrait approuver le texte. La démocrate Nancy Pelosi, qui préside la chambre des représentants pourrait décider de le soumettre au vote. Le directeur exécutif pour le Comité Juif d’Amérique (AJC), David Harris, avait écrit, dans un article, le 21 août dernier, qu’il admirerait n’importe quel turc qui admettrait le génocide.
Cela en était trop pour Vural Cengiz. Dans un article intitulé « Pourquoi les Turcs des États-Unis sont-ils en train de perdre la bataille ? », paru dans le Turkish Daily News, du 3 septembre dernier, Vural Cengiz, président de l’Institut américano-azerbaïdjanais et ancien président de l’Assemblée des Associations turco-américaines, reprochait aux Turcs des États-Unis de ne pas s’être battus « aussi bien qu’ils avaient l’habitude de le faire ». « De nombreux membres de la communauté des ONG sont en Turquie pour les vacances d’été, et ils apprendront bientôt que ce n’est pas une bataille à temps partiel », ironisait Vural Cengiz. « Quand les liens solides entre les États-Unis, la Turquie et Israël seront détruits, les conséquences ne seront pas faciles à assumer pour l’administration américaine qui sera alors en place. Perdre la Turquie pour un conflit vieux de 92 ans (...) va nuire aux intérêts américains en Irak et au-delà. Les États-Unis ne pourront plus trouver un allié aussi fiable dans les Balkans, le Moyen-Orient, le Caucase et l’Asie centrale », écrivait, dans le Turkish Daily News, Vural Cengiz. L’ancien président de l’Assemblée des Associations turco-américaines pousse un cran plus loin : « Comment le peuple américain et ses représentants pourraient-ils risquer de perdre totalement la guerre en Irak, sacrifier une amitié vieille de 60 ans et mettre en danger Israël, toujours protégé jusque-là, pour satisfaire les demandes d’une minorité ? »
Ömer Taspinar est codirecteur du programme turc de la Brookings Institution et professeur à la School of Advanced International Studies à la Johns Hopkins University. Il écrit : « Ce que les gens ont besoin de comprendre en Turquie, c’est que ce projet de loi relève purement et simplement de la politique intérieure américaine. Il a très peu à voir avec la dégradation des relations turco-américaines constatée ces dernières années. Oui, les amis traditionnels de la Turquie à Washington (...) - le lobby pro-israélien, le Pentagone et les marchands d’armes - ont été déçus par l’absence de soutien de la Turquie à la politique moyen-orientale de l’administration Bush. Mais la Turquie n’est certainement pas la seule dans ce cas. Le monde entier est fâché avec l’administration Bush ».
Taspinar ajoute : « Le formidable lobby arménien dispose du nombre de voix nécessaires pour faire adopter la résolution, grâce en grande partie à une multitude de Représentants qui ne seraient probablement pas capables de montrer la Turquie sur une carte. De plus, Pelosi représente le corps électoral de la Californie, qui a régulièrement contribué à sa campagne durant toutes ces années. Après tout, c’est un jeu de “corruption légalisée”, dans lequel la communauté turco-américaine a des progrès à faire ».
Pendant que Taspinar oppose le lobby arménien, Yves Ternon, historien et auteur de plusieurs livres sur le génocide arménien, évoque, pour sa part, le jeu d’autres lobbies. Il explique à France24 la position de Georges W. Bush : « C’est un débat qui s’enlise aux États-Unis depuis des années et George Bush est manipulé par des lobbies, notamment au sein du parti républicain, qui tentent d’empêcher le vote de la loi pour conforter les relations entre les USA et la Turquie. George Bush est ignorant en matière d’histoire des génocides. Sa position est excessive et le Président américain est parmi les rares leaders à la défendre. Les historiens ne se posent plus la question de l’existence du génocide arménien, puisque c’est une évidence. Le génocide arménien, comme la Shoah et le génocide tutsi répondent à des critères très clairs ». [...] « Si le Congrès américain adoptait la loi, l’État turc serait acculé, le dos au mur et il serait forcé d’entamer un travail de mémoire. La législation est la seule manière de vaincre les négationnistes au niveau politique ».