Les médecins cèdent au lobby des cliniques médicales privées et rejettent l’héritage de l’universalité des soins de santé. Triste virage.
Monsieur Stéphane Dion s’adapte. Il y a le discours d’avant le chef, et le nouveau discours du chef. Avant d’être le chef du Parti libéral du Canada, monsieur Dion s’était, en 2002, prononcé en faveur de la privatisation dans le réseau de la santé, d’une compétition accrue, de la mise en place de frais modérateurs et d’une modification de la Loi canadienne sur la santé. Après avoir, la semaine dernière, visionné le documentaire Sicko (Malade), de Michael Moore, en compagnie d’un groupe d’infirmières, monsieur Dion, maintenant le chef du Parti libéral du Canada et aspirant au poste de Premier ministre, en vient à la conclusion que le film fait un rappel important des dangers de la privatisation : « Il y a des groupes d’intérêt puissants qui veulent nous pousser dans cette direction, mais ils ne seront pas entendus par le Parti libéral », a-t-il déclaré aux journalistes avant une discussion avec les infirmières.
M. Dion a dit s’inquiéter des intentions des conservateurs en matière de santé. Nous nous inquiétons, pour notre part, du changement de cap fréquent de monsieur Dion sur certains grands débats de société. Notamment sur le réseau de la santé du Canada et du Québec. Nous ne sommes pas les seuls. Les médecins Simon Turcotte, membre du conseil d’administration et Danielle Martin, Présidente de Médecins canadiens pour le régime public s’interrogent dans Le Devoir : « Que nous réserve l’Association médicale canadienne ? »
Selon les deux médecins, le tout récent document d’orientation, de l’Association médicale canadienne (CMA), intitulé L’Assurance-maladie bonifiée : vers un système public de santé viable au Canada, a en effet été condamné dans tout le pays par le public, les éditorialistes et les politiciens de toutes allégeances. La tendance lourde qui voudrait ouvrir le régime canadien de santé à une privatisation fait sursauter les deux médecins. Ce dont il est question ici, ce sont les délais raisonnables et l’accessibilité des patients à un médecin. L’Association médicale canadienne, par la voix de son ancien président, le Dr Colin McMillan, se montre favorable à l’inclusion d’une privatisation dans certains services pour désengorger le système. « Le système de santé doit pouvoir compter sur suffisamment de médecins, de personnel infirmier et d’autres professionnels de la santé, ainsi que sur des normes et une garantie d’accès, assortie de fonds publics, pour que les Canadiens ne soient plus aux prises avec des temps d’attente déraisonnables », écrivent les deux médecins en lettre ouverte dans Le Devoir. Pour cela, il faut rejeter à tout prix la notion même d’une médecine à « deux vitesses ».
Les docteurs Simon Turcotte et Danielle Martin s’opposent à cette notion de privatisation à tout prix : « On note toutefois que le Dr McMillan reste silencieux sur le fait de permettre aux médecins d’être rémunérés à la fois par les fonds publics et les fonds privés pour des soins médicalement nécessaires. […] Dans un système « à deux vitesses », les médecins qui ont une pratique mixte peuvent se placer en conflit d’intérêts, tirant profit de l’allongement des temps d’attente dans le système public pour ainsi promouvoir une pratique privée plus lucrative. La population ne peut pas être dupe de ce manège ».
Plus de 270 médecins de toutes les régions du pays, qui représentent 65 000 médecins canadiens, se sont réunis, la semaine dernière, à Vancouver pour leur congrès annuel. Ils ont élu un nouveau président, le Dr Brian Day, chirurgien orthopédiste de Vancouver, qui estime que le régime public de santé au pays se dirige vers une crise qu’une implication accrue du secteur privé pourrait atténuer. Le docteur Brian Day affirme que la pratique consistant à confier des services de santé aux cliniques privées n’est pas nouvelle, et qu’elle a contribué à réduire les listes d’attente : « Les Canadiens devraient avoir le droit de contracter une assurance médicale privée lorsque le système public ne leur assure pas un accès aux soins en temps opportun ».
Il est important de rappeler deux choses : premièrement, le Dr Day, qui a ouvert la première clinique chirurgicale privée au pays en 1995, a souvent été critiqué pour ses positions pro-privatisation, dont certains disent qu’elles pourraient ouvrir la voie à un système à but lucratif semblable à celui en vigueur aux États-Unis. Deuxièmement, le docteur Day a rappelé la décision de la Cour suprême du Canada relativement au droit de contracter des assurances privées : la Cour suprême du Canada, dans la cause du Dr Jacques Chaoulli, avait en effet invalidé l’interdiction de contracter une assurance privée au Québec, disant qu’elle contrevenait à la Charte provinciale des droits.
Le nouveau président de l’Association médicale canadienne est partisan du mode britannique de financement des hôpitaux, qui se font concurrence pour les fonds publics sur la base du nombre de procédures pratiquées. Au cours du congrès des médecins, à Vancouver, l’AMC a dévoilé les résultats d’une consultation en ligne menée auprès de plus de 4000 médecins de tous les coins du pays. Il en ressort des recommandations qui ont été abordées au cours du congrès.
En raison du vieillissement et de la capacité de l’infrastructure de soins spécialisés du Canada, les médecins consultés préconisent une analyse des écarts afin d’indiquer au gouvernement où il faudrait investir dans l’infrastructure. Les médecins exhortent également l’AMC à redoubler d’efforts pour collaborer avec les gouvernements afin d’augmenter le nombre de médecins au Canada et de répondre aux besoins croissants de santé de la population. À cet égard, les médecins ont signalé une pénurie croissante de spécialistes généralistes et de médecins de famille.
Plus de 93 pour cent des médecins consultés considèrent qu’il faut accroître les investissements dans les services communautaires, comme les établissements de soins de relève, les services de santé mentale et les soins à domicile, afin de libérer des lits de soins actifs dans les hôpitaux. Cette consultation en ligne de l’AMC sur les soins spécialisés s’est déroulée entre le 27 septembre et le 23 novembre 2006.
Cette nouvelle tendance de l’Association médicale canadienne ne fait pas que des heureux. Pour le secrétaire-trésorier national du Syndicat canadien de la fonction publique, monsieur Claude Généreux, l’Association médicale canadienne appuie maintenant le recours à l’assurance privée pour obtenir des soins dans des entreprises privées. Le prétexte : réduire les temps d’attente dans le réseau public. Monsieur Généreux rappelle que le rapport Romanow et toute la recherche effectuée depuis démontrent clairement que le recours au secteur privé vient parasiter les ressources du secteur public. Les temps d’attente dans les hôpitaux publics s’allongent encore et il faut remplacer les médecins qui ont déserté, à raison de neuf ans de formation coûtant 2,3 millions de dollars par spécialiste perdu. Claude Généreux soutient fermement que : « Les médecins des cliniques privées ont alors intérêt à faire durer la crise du système public pour maintenir le flot de patients prêts à payer par découragement ».
Dans son discours inaugural, le docteur Day, président de l’Association médicale canadienne, soutient que « les provinces doivent modifier la façon dont les hôpitaux sont financés, parce que ceux-ci monopolisent l’argent dévolu au budget de la santé ». Le porte-parole du Conseil des canadiens, Guy Caron, ne partage pas l’avis du docteur Day : « il est trop simpliste de dire que les modèles appliqués par d’autres pays peuvent être implantés ici. La Grande-Bretagne et la France, qui ont toutes deux un système de soins combinant le public et le privé, ont embauché davantage de médecins pour réduire leurs listes d’attente. […] Au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande, où le privé agit dans le système de santé, la réforme a échoué et les autorités s’efforcent actuellement de ramener plus de services publics dans le système de santé ».
Dans une déclaration particulièrement insolite, de la part d’un président de l’Association médicale canadienne, le Docteur Day soutient qu’il faut changer le statu quo parce que la dégradation de l’état de santé de la population vieillissante aura un impact socio-économique important sur l’avenir du pays. La capacité de payer ne devrait jamais entrer en ligne de compte pour ceux qui ont besoin de soins au Canada.
Les docteurs Jacky Davis et Peter Fisher sont membres de l’exécutif de l’Association des consultants du Service national de la santé - (National Health Service Consultants Association (NHSCA) - de Grande-Bretagne. Dans une lettre adressée à l’Association médicale canadienne, les deux médecins britanniques soulèvent de profondes inquiétudes et mettent en garde les médecins canadiens sur les pièges d’une privatisation. Ils suggèrent aux membres de l’AMC de se méfier des promesses fictives de la privatisation. Le docteur Davis Jacky Davis note que l’histoire d’amour entre le système de santé britannique et la privatisation est terminée. Le nouveau ministre de la Santé et les gouvernements d’Écosse et du pays de Galles envisagent maintenant une importante diminution et même la fin de la privatisation des services de santé. L’Association médicale britannique s’oppose aussi à la concurrence dans le secteur de la santé.
Il est temps que les Canadiens et les québécois aient la vraie version des effets d’une privatisation dans le secteur de la santé. Selon les deux médecins britanniques : « Ceux qui sont en faveur de la privatisation font souvent référence à l’expérience britannique comme preuve que le secteur privé peut faire sauver de l’argent au système public. Ils parlent notamment de la diminution remarquable des listes d’attente depuis l’implantation des réformes. Cette diminution n’est toutefois guère surprenante dans la mesure où les dépenses en santé ont plus que doublé depuis 1997. La réalité est toutefois que cet argent a été essentiellement consacré à la réduction de listes d’attente en chirurgies non urgentes particulièrement sensibles d’un point de vue politique et qu’elle a été réalisée par le biais d’ententes dispendieuses et insoutenables avec le secteur privé. Cette amélioration s’est faite au détriment de patients ayant des besoins à plus long terme ».
Rien n’est plus vilain pour un nouveau président, à la tête d’une association de 65 000 médecins, de ne présenter à la population qu’une seule facette des propositions de réformes mises sur la table. En tant que propriétaire d’une clinique et en tant que « proposeur » du modèle britannique, le docteur Brian Day devrait également instruire la population sur les dangers d’un tel choix. Les deux médecins britanniques sont là pour le lui rappeler : « ces réformes ont abouti à un service public déstabilisé et en mauvais état. Le gouvernement a tenté d’adopter une série de politiques qui n’avaient pas fait leurs preuves, des politiques incohérentes et contradictoires. Ces politiques ont amené la fragmentation des soins de santé, elles ont découragé toute forme de collaboration entre les professionnels de la santé et elles ont fait perdre de l’argent au système. C’est pour ces raisons que les patients, le public et les travailleurs de la santé sont très inquiets ».
Il faut se ranger derrière le ministre de la santé du Canada, Tony Clement, qui a sèchement rejeté l’appel de l’Association médicale canadienne en faveur d’une privatisation accrue du régime d’assurance-maladie, en disant que le gouvernement ne permettra pas aux médecins de travailler simultanément pour les systèmes public et privé de santé : « Sur la question de la double pratique ou d’un système à deux vitesses, nous ne prendrons pas cette direction. Les médecins ont l’option de se retirer du régime public s’ils le souhaitent, mais ils ne peuvent pas travailler à la fois pour le privé et pour le public », a déclaré le ministre.
Il faut savoir gré aux docteurs Simon Turcotte, membre du conseil d’administration et Danielle Martin, présidente de Médecins canadiens pour le régime public, d’avoir sonné l’alerte dans une lettre ouverte au Devoir : « Au moment même où nos voisins des États-Unis réaffirment le besoin d’instaurer un régime public d’assurance-maladie et considèrent que les soins de santé ne doivent plus demeurer sous la coupe d’assureurs privés en quête de profits, l’AMC devrait rejeter tout recul en ce sens au Canada. Cela s’impose d’autant plus que les soins de santé offerts au Canada sont aussi bons ou meilleurs que ceux de nos voisins, et ce, pour beaucoup moins cher ».
Nous ne pouvons qu’agréer avec les docteurs Turcotte et Martin : « nous devons demander à notre association (AMC) pourquoi elle ne fait pas la promotion de solutions qui accroîtraient l’accès aux soins en fonction des besoins, dans le cadre du régime public, où les ressources médicales sont souvent sous-utilisées ? »
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