vendredi 31 août 2007

Le Garde des Sceaux, Rachida Dati, a-t-elle erré en convoquant un juge ?

« En vérité, l’unité, la cohésion, la discipline intérieure du Gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée. Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline, seraient-elles maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l’autre pouvoir auquel il doit faire équilibre, et si chacun des membres du Gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, n’était, à son poste, que le mandataire d’un parti ? » Cette question fondamentale fut posée par le Général de Gaulles lors de son discours à Bayeux le 16 juin 1946, discours prononcé au moment où la France cherchait comment elle définirait ses institutions politiques nationales après la Deuxième Guerre mondiale.

Le gouvernement français agit-il avec prudence et en tout respect des pouvoirs de l’État lorsqu’il convoque un juge, insatisfait qu’il est des réflexions de ce dernier dans le cadre d’une décision en matière d’application des lois ? Un juge est-il mandataire du gouvernement ou d’un parti politique ?

Il convient de rappeler quelques principes fondamentaux : l’application des lois revient au pouvoir exécutif et leur interprétation au pouvoir judiciaire. Les liens existants entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif peuvent être de deux grands types : la séparation des pouvoirs ou la collaboration des pouvoirs. La séparation des pouvoirs est le principe politique selon lequel les fonctions des institutions publiques sont divisées entre le pouvoir législatif qui fait les lois, l’exécutif qui les met en œuvre et les fait appliquer et le pouvoir judiciaire qui les interprète et les fait respecter. La collaboration des pouvoirs est, dans un régime parlementaire, les relations entre la branche législative et la branche exécutive sont caractérisées par une collaboration des pouvoirs puisque la survie du gouvernement dépend du soutien du parlement. Quand le gouvernement perd un vote important ou n’a plus la confiance de la chambre, le gouvernement « tombe » et de nouvelles élections peuvent être déclenchées.

Un magistrat de Nancy, vice-procureur, aurait déclaré que « les magistrats ne sont pas les instruments du pouvoir. Ce n’est pas parce qu’un texte sort qu’il doit être appliqué sans discernement ». Ce procureur réfute avoir tenu de tels propos, qui ont été rapportés par la presse locale. S’agit-il ici d’une grave remise en question de l’indépendance de la magistrature, laquelle pourrait s’inscrire plus largement dans un débat sur le principe de la séparation des pouvoirs ? Au Canada, par exemple, le juge en chef adjoint, dans un document du Conseil canadien de la magistrature, soulignait, en 1998, que la question est de savoir « quels sont les obstacles ou inconvénients pouvant découler d’une punition officielle infligée à un juge qui serait allé trop loin dans ses propos ». La valeur en jeu est l’indépendance de la magistrature, au nom de laquelle les juges doivent pouvoir s’exprimer de façon honnête et sans crainte pour trancher les questions de droit, de preuve et de politique dont ils sont saisis.

Dans le même document, le juge en chef du Canada souligne que le système de justice repose sur deux piliers. Le premier est l’indépendance de la magistrature et le second est la réalité selon laquelle, dans chaque instance judiciaire, le juge bénéficie d’une liberté de réflexion et d’expression absolue et ne risque pas d’être puni pour avoir réfléchi de cette façon ou pour avoir exprimé ses pensées à voix haute. Ces libertés ne visent pas à aider le juge ou les autres participants à l’instance, mais plutôt à promouvoir l’intérêt de la justice publique. Au nom de l’ordre public, il est nécessaire de veiller à ce qu’elles ne soient nullement entravées, que ce soit de façon directe ou indirecte. Il arrive parfois qu’un juge ou un autre participant à l’instance porte atteinte, et parfois très sérieusement, à l’une ou l’autre de ces libertés ; cependant, dans l’ensemble, l’intérêt public réside dans le respect absolu de celles-ci, sans exception. Au fil des années, ces libertés ont été encadrées par les règles de « common law », notamment la règle accordant l’immunité civile à toutes les personnes qui participent à une instance judiciaire à l’égard des paroles qu’elles prononcent.

Aux États-Unis, dans le cas de la démission du ministre américain de la Justice, Alberto Gonzales, dont l’honnêteté et les compétences ont été remises en question après le licenciement de huit avocats américains, l’organisation de défense des droits de l’Homme, Human Rights Watch, a rappelé que « la responsabilité la plus importante du ministre de la Justice consiste à dire non quand les hauts responsables de l’État, y compris le président, sont tentés d’outrepasser les limites de la légalité ». Adam Schiff, démocrate représentant la Californie à la chambre des représentants, a déclaré dans un communiqué que le temps est venu « de commencer le processus de reconstruction de l’indépendance du département, de sa réputation d’administration impartiale de la justice et de sa compétence ». Gonzales est suspecté d’avoir favorisé le limogeage de procureurs proches des démocrates enquêtant sur des affaires de corruption susceptibles d’inquiéter les républicains. Entendu par la Commission judiciaire du Sénat dans cette affaire, il a affirmé que ces limogeages étaient justifiés et qu’il n’en avait discuté de l’affaire avec aucun autre témoin.

La tradition et la jurisprudence exigent du ministre de la Justice et procureur général du Canada qu’il fasse preuve d’indépendance politique dans l’exercice de ses fonctions en matière de poursuites. Le ministre doit rendre compte au Parlement de la façon dont il exerce ses fonctions. Les procureurs de la Couronne et les conseillers juridiques représentant le Procureur général ou lui prêtant assistance n’ont pas plus d’autorité que celle que leur a attribuée le Procureur général ; ils sont assujettis aux mécanismes de révision que détermine le Procureur général. Le Procureur général interviendra rarement dans l’exercice quotidien des fonctions en matière de poursuites pour éviter toute apparence d’ingérence politique.

Dans le cas par exemple des programmes de mise en liberté provisoire par voie judiciaire, ceux-ci permettent de surveiller et de contrôler les adolescents pendant leur mise en liberté sous caution; les placements en foyer d’accueil ne font pas partie de ces programmes. Le procureur de la Couronne accorde une grande importance à la pertinence des évaluations effectuées par le personnel des programmes de mise en liberté provisoire par voie judiciaire. Une étude récente menée auprès d’un important tribunal pour adolescents de Toronto a révélé que près de 60 % des adolescents détenus par les services de police sont libérés si le procureur de la Couronne y consent (Varma, 2002). Un procureur de la Couronne de la Colombie Britannique a souligné que les avocats de la défense connaissent aussi bien que les procureurs les antécédents des adolescents, les ressources communautaires disponibles et l’issue probable de l’audience relative à la mise en liberté sous caution : « pourquoi donc perdre du temps? »

Le procureur de la Couronne est un avocat du gouvernement qui veille à l’équité de la poursuite. Il n’agit pas comme avocat de la victime. Le procureur doit traiter équitablement toutes les parties à une cause, y compris les victimes, les témoins et les accusés. Il doit également agir dans l’intérêt du public. Au Canada, le droit criminel considère qu’un accusé doit être présumé innocent tant que sa culpabilité n’a pas été démontrée. Pour faire condamner l’accusé, le procureur de la Couronne doit présenter des preuves au tribunal, en se pliant à des normes extrêmement strictes. Le juge doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé a perpétré l’acte criminel en cause.

Le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) est maintenant un organisme distinct du gouvernement fédéral. Même si le procureur général est responsable du SPPC, toute instruction du procureur général au SPPC doit être publiée dans la Gazette du Canada. Le ministre de la Justice du Canada décrit ainsi cette mesure : « Notre gouvernement entend assurer clairement l’indépendance des poursuites pénales par rapport à l’influence politique — autrement dit, assurer non seulement que les décisions liées aux poursuites ne soient pas empreintes de partisanerie, mais qu’elles soient également perçues sans le moindre doute comme étant impartiales. »

En France, le vice procureur, Philippe Nativel, a donc été convoqué à la chancellerie pour s’expliquer sur ses propos tenus lors d’un réquisitoire en audience correctionnelle. La cause entendue s’est déroulée au tribunal de grande instance de Sarreguemines (Moselle). La loi sur la récidive aurait dû être appliquée dans toute sa rigueur à l’encontre d’un SDF qui cumule vingt-six condamnations à son casier judiciaire et comparaissait pour avoir dérobé un porte-monnaie contenant 30 euros, et le port d’un couteau. Il aurait dû être condamné à quatre ans « ferme ». Le procureur réclame en lieu et place un an « ferme ». Le tribunal prononce, dans un jugement motivé, une peine de huit mois « ferme ».

Face à cette convocation du magistrat à la chancellerie, l’Union syndicale de la magistrature (majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (gauche) s’en sont indignés. Ils y rappellent « le principe fondamental de la liberté de parole à l’audience des magistrats du parquet, garanti par l’article 33 du code de procédure pénale », précisant encore que « ce magistrat n’a fait qu’user du pouvoir conféré par la loi du 10 août permettant de déroger à l’application des peines planchers, seule condition à la constitutionnalité de ladite loi ». La conférence des procureurs de la République a exprimé également dans un communiqué « son émotion et sa particulière préoccupation dans ce qui pourrait constituer une atteinte gravissime à notre statut par une mise en cause injustifiée », a précisé Laurent Bedouet, secrétaire général de l’Union syndicale de la magistrature (USM), qui était présent.

Paul Janet, historien et politologue français (1823-1899), auteur de l’Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, écrivait que le plus grand danger de la liberté serait que la puissance de juger fût unie à l’une des deux autres puissances, et surtout à toutes les deux. Dans ce cas, « le magistrat a, comme exécuteur des lois, la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’État par ses volontés générales ; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières. » Il résulte de là que la justice, cette puissance si sacrée parmi les hommes, doit être confiée à une magistrature indépendante, tirée du corps même des citoyens, se confondant avec eux, et qui, n’ayant aucun intérêt au pouvoir, n’en a pas à l’iniquité.

L’historien rappelle l’importance du principe qu’une constitution est libre, lorsque nul ne peut y abuser du pouvoir. Mais, pour cela, il est nécessaire que le pouvoir ne soit pas sans limites car tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Ainsi, dans une constitution libre, le pouvoir arrête le pouvoir. Tel est le principe de l’équilibre et de la pondération des pouvoirs, dont il a été si souvent question, en politique, depuis Montesquieu.

Dans les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, charte adoptée par les Nations-Unies, il est dit expressément que « les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d’après les faits et conformément à la loi, sans restrictions et sans être l’objet d’influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit ». Et l’article 4 stipule précisément que la « justice s’exerce à l’abri de toute intervention injustifiée ou ingérence, et les décisions des tribunaux ne sont pas sujettes à révision. Ce principe est sans préjudice du droit du pouvoir judiciaire de procéder à une révision et du droit des autorités compétentes d’atténuer ou de commuer des peines imposées par les magistrats, conformément à la loi ».

Pour justifier cette convocation, la ministre de la Justice, Rachida Dati, a précisé que la convocation d’un vice-procureur de Nancy, pour des propos critiques sur les peines « plancher », l’a été en vertu de l’autorité du garde des Sceaux, les magistrats étant sous son autorité. Laurent Bedouet, secrétaire général de l’Union Syndicale des magistrats (USM), a soutenu que « cette convocation est une remise en cause la de séparation des pouvoirs. (…) Le garde des sceaux n’a pas le droit de s’immiscer dans le contenu des réquisitions orales que prend le magistrat à l’audience, surtout lorsque ces réquisitions consistaient purement et simplement à appliquer la loi ». Monsieur Bedouet a de plus précisé que l’audition a été extrêmement tendue. Le directeur des services judiciaires lui a demandé de s’expliquer sur la véracité des propos. Il a précisé que le procès-verbal serait adressé au garde des sceaux qui apprécierait les suites à donner ». Le cabinet de la ministre a déclaré que le vice procureur ne fera pas l’objet de poursuites disciplinaires.

Dans une entrevue qu’il accordait au Nouvel Observateur, Laurent Bedouet précise que, pour la première fois, un Garde des Sceaux convoque un magistrat afin que celui-ci s’explique sur des propos tenus dans le cadre d’une réquisition, autrement dit dans l’exercice de sa profession. : « Ce qui constitue une violation flagrante de l’article 33 du Code de procédure pénale, qui consacre le principe de liberté de parole à l’audience du ministère public. Je crois même que c’est la première fois depuis le Code Napoléon qu’une telle chose se produit ». Selon monsieur Bedouet, le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) sera convoqué afin qu’il statue sur la violation de la ministre. Cela fait partie de ses attributions, dans la mesure où, aux termes de l’article 64 de la Constitution, le CSM assiste le Président de la République dans sa fonction de garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Jean-François Burgelin, procureur général honoraire près la Cour de cassation, déclarait, devant l’Académie des sciences morales et politiques, le lundi 20 mars 2006 : « Par tradition, l’on craint, en France, que les juges soient influencés par des souhaits politiques et qu’ils statuent, dans les affaires qu’ils ont à connaître, dans le sens voulu par le Gouvernement. Cette crainte n’est pas illogique, compte tenu des traditions de notre pays, telles qu’elles nous viennent de l’Ancien Régime et de nos habitudes jacobines. « Toute justice émane du roi », disaient autrefois les légistes attachés à la suprématie royale. Il reste quelque chose de cette idée dans notre inconscient collectif où l’où confond volontiers État et Gouvernement. On du mal à imaginer qu’un organisme d’État comme la justice ne soit pas, en fait, plus ou moins contrôlé par le Gouvernement ».

Au cours de cette même communication, le Procureur Burgelin déclarait : « les juges puisent, par ailleurs, dans la jurisprudence européenne l’audace nécessaire pour s’opposer aux lois de la Nation. En se fondant notamment sur les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, nos tribunaux écartent sans frémir l’application des lois françaises qui ne leur paraissent pas conformes aux normes définies par la Cour de Strasbourg. Ce faisant, se dessine à petites touches, un droit positif qui n’est plus le fait du législateur mais celui des juges eux-mêmes ». Il précisait : « Ce basculement peut nous interpeller et faire craindre un gouvernement des juges dont les précédents historiques ne laissent pas de bons souvenirs, notamment dans la France du XVIIIe siècle ou dans les États-Unis des années trente ».

Est-ce par des gestes d’autorité que le Garde des Sceaux parviendra à éviter ces dérives prévisibles ou par le maintien d’un équilibre fondé sur le dialogue ? Le Procureur Burgelin rappelle, en toute vérité, que la nécessaire indépendance de la justice est en relation directe avec sa qualité. Il n’est ni utile ni souhaitable que la justice soit indépendante des autres pouvoirs ». Avec raison, le Procureur souligne que : « au-delà de nos frontières, nombreux sont ceux qui suivent avec passion le grand débat dans lequel notre pays est maintenant engagé. Ils espèrent y trouver des éléments de réflexion pour leurs propres réformes judiciaires ».

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