mercredi 22 août 2007

Bernard Kouchner à Bagdad - Rompre avec le passé, réconcilier l’avenir

19 août 2007, Bagdad. - « Les Américains ont commis erreur sur erreur. Il est impossible de refaire l’Histoire. Il s’agit maintenant de tourner la page », déclare Bernard Kouchner, un homme qui ne laisse rien au hasard.

19 août 2003, Bagdad. - Le brésilien Sergio Vieira de Mello, représentant du secrétaire général de l’ONU, et ami du ministre, était victime d’un attentat contre le Quartier général des Nations-Unies, attentat qui coûta la vie à une vingtaine de personnes. Bernard Kouchner est également l’homme des formules : « devoir d’ingérence » et « devoir d’ouverture ». N’est-il pas l’homme qui déclarait il y a moins d’un an : « La France n’est elle-même que lorsqu’elle parle au-delà de l’horizon ». Il est venu à Bagdad pour « écouter, essayer de comprendre ce qui pour certains paraît une direction positive et qui, vu de l’extérieur, nous semble une situation horrible ».

Avec cette visite à Bagdad, les États-Unis voient en Bernard Kouchner un « exemple de plus de la volonté croissante de la communauté internationale d’aider l’Irak à devenir un État stable et sûr ». En quête d’oxygène, la Maison Blanche s’autorise à entrevoir, dans ce sombre horizon, des éclaircies pour une solution au problème actuel de l’Irak : « le renforcement du mandat de la Mission de l’Onu en Irak, les récentes conférences avec les voisins de l’Irak et la décision de l’Arabie saoudite d’ouvrir une ambassade à Bagdad et d’annuler la dette de l’époque de Saddam Hussein » sont des signes annonciateurs lancés par le ministre français qui sont bienvenus.

Bernard Kouchner, en quête d’une identité propre au sein du gouvernement de Nicolas Sarkozy, marque ainsi, par sa présence à Bagdad, la première visite officielle d’un responsable français de ce rang depuis l’intervention militaire américaine de mars 2003. Pour le ministre, les Nations-Unies doivent prendre la relève : « les forces étrangères stationnées en Irak n’ont pas vocation à rester et qu’un horizon de retrait devra être défini par les Irakiens eux-mêmes ». Déclaration qui a effet d’une brise par temps de grande canicule pour Georges W. Bush, passablement écorché au cours de la dernière année. Les États-Unis pourraient ainsi se retirer sans coup férir du théâtre des opérations irakien et occuper davantage de terrain du côté de l’insondable ennemi qu’est l’Iran.

La légendaire non-ingérence mais non-indifférence française revient au premier plan de l’actualité avec ce « devoir d’ouverture » de Bernard Kouchner qui a déclaré à la radio française : « Avant, il y avait une attitude qui consistait à dire « circulez, y’a rien à voir, c’est tellement compliqué, c’est tellement fichu d’avance qu’il ne faut plus s’en occuper », et bien ce n’est pas l’attitude de la France actuelle ». C’est pourquoi aujourd’hui, le ministre des Affaires étrangères croit venu le moment de tourner la page au comportement passé des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui traitaient, il y a peu encore, les Nations-Unies avec mépris : « Tout le monde sait que les Américains ne pourront pas sortir ce pays de la difficulté tout seuls. Plus les Irakiens demanderont l’intervention de l’ONU, plus la France les y aidera », déclare le plus simplement l’ex French Doctor.

Pour cela, il conviendrait de rappeler au ministre Kouchner ses propres écrits en février 2003. Il cosignait, avec Antoine Veil, un billet dans le quotidien Le Monde. Il écrivait entre autre chose : « L’épreuve de force diplomatique opposant les États-Unis au couple franco-allemand permet de passer sous silence la réalité des conditions de vie atroces des Irakiens et conforte Saddam Hussein. Lorsque les responsables européens interrogeaient nos alliés américains sur leurs certitudes quant à la possession d’armes de destruction massive par l’armée irakienne, lorsqu’ils leur demandaient de passer par le Conseil de sécurité, ils se montraient convaincants. Nous n’en sommes plus là. Le seul bénéficiaire des échanges acides entre « vieux Européens » et Donald Rumsfeld, c’est le dictateur de Bagdad ».

Il est intéressant de mettre en parallèle cette vision de Bernard Kouchner, à l’époque, avec celle que proposait Kofi Annan devant le « World Affairs Council », de Los Angeles, le 3 décembre 2003 : « Le monde est prêt à accepter le leadership des États-Unis, mais je pense aussi que ce leadership suscitera davantage d’admiration et moins de ressentiment, et sera en fait plus efficace, s’il s’exerce dans un cadre multilatéral, repose sur le dialogue et l’instauration progressive d’alliances par la diplomatie et s’il contribue à renforcer la primauté du droit dans les relations internationales ».

Est-ce pour éviter de heurter la grande majorité du peuple français, acquise au président Sarkozy, que le ministre Kouchner a mis un bémol aux critiques qui s’élèvent de plus en plus en Europe et ailleurs dans le monde, sur sa visite à Bagdad : « Nous nous sommes distingués très clairement de la politique américaine et nous n’avons pas été partisans de l’intervention américaine et je crois que nous avions raison », a-t-il redit lors d’un entretien téléphonique sur RTL depuis Bagdad ?

Y a-t-il lieu de poser la question : mais que veulent donc exactement les Irakiens ? Le gouvernement est éclaté, des ministres ont démissionné, des représentants américains souhaitent la dissolution du gouvernement du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki qualifié d’incompétent. La coalition de Maliki, dont les États-Unis attendent vainement la réconciliation, semble imploser par la défection d’une partie d’entre elles, notamment les membres du principal groupe parlementaire sunnite et les chiites fidèles à l’imam radical Moktada Sadr.

Pendant que Washington accuse la Syrie de laxisme aux frontières et l’Iran de saboter le processus de paix en Irak, Nouri al-Maliki et le Premier ministre syrien, Mohammad Naji Otri, appellent tous les deux à l’établissement d’un calendrier de retrait des troupes étrangères d’Irak, leur faisant porter la responsabilité des troubles : « Nous avons trouvé en Syrie un soutien au processus politique, à la réconciliation nationale et aux efforts déployés par les forces irakiennes pour stabiliser le pays », déclare tout bonnement le premier ministre irakien. Washington a toutes les raisons d’exprimer sa frustration : les États-Unis ont porté cette année de 130.000 à plus de 160.000 le nombre de « boys » pour faciliter la tâche à Maliki. Et pour indisposer davantage les américains, le président syrien a appelé, à son tour, à « créer un climat propice pour parvenir à la réconciliation nationale entre les différentes composantes du peuple irakien, susceptible de garantir l’unité et l’indépendance de l’Irak », rapporte l’agence officielle Sana.

Comme s’il avait réponse à toutes ces questions, Bernard Kouchner multiplie les appels du pied : « L’Europe doit jouer un rôle et j’espère qu’il y aura d’autres ministres des Affaires étrangères (de l’UE) qui viendront visiter l’Irak », a-t-il ajouté dans cette même interview accordée à RTL. Pour René Backmann, rédacteur en chef du service Monde du Nouvel Observateur : « Ce qui n’aide pas Bernard Kouchner dans cette affaire, c’est le fait que son voyage intervienne juste après la rencontre amicale entre Nicolas Sarkozy et George Bush. D’autant plus qu’avant cette rencontre, et avant même d’être élu, Nicolas Sarkozy avait exprimé des distances claires – voire formulé des critiques – à l’égard de la position adoptée par Paris sur la guerre en Irak et face aux relations franco-américaines en général », analyse René Backmann. […] « Même s’il est souhaité par certains Irakiens, et réclamé par des factions armées, un retrait de l’armée américaine ne déboucherait probablement pas sur une période d’apaisement, mais peut-être, au contraire, sur un chaos plus épouvantable encore. Vu de Washington - en pleine précampagne présidentielle -, et du reste du monde, un tel retrait serait inévitablement considéré comme une fuite ».

Que peut Bernard Kouchner, réputé pour son écoute, si les trois principales communautés irakiennes - sunnites, chiites et kurdes - refusent de dialoguer ? Que peut Bernard Kouchner, qui ne prétend pas être porteur d’une solution, pour réconcilier, sur les 40 ministres du gouvernement irakien, les 17 qui ont déjà quitté leurs fonctions ou décidé de boycotter les travaux du gouvernement ? Nonobstant le fait que Bernard Kouchner se dit « inquiet » de l’évolution de la situation dans le pays et qu’il estime que la France doit être présente puisque le pays a un rôle particulier dans cette région, quelles solutions proposent-ils aux Irakiens ? Une fois les nobles intentions formulées : « Je crois vraiment qu’en fonction de ce qui va se jouer ici, le monde sera changé… et nous devons en être », que restera-t-il de cette visite ?

Le ministre des Affaires étrangères n’est pas sans savoir que la résolution 1770 des Nations-Unies est prudente et qu’elle demande à la Mission d’assistance de l’ONU en Irak (Manui) d’apporter « conseil, soutien et assistance » au gouvernement irakien dans de nombreux domaines, « si les circonstances le permettent ». Ce n’est que dans un cadre diplomatique multilatéral que la France pourrait jouer d’influence et s’octroyer un rôle. Mais lequel ? Le Quai d’Orsay est très vague sur cette question. Le ministre également. L’heure semble aux visites flamboyantes, aux déclarations d’amitié, aux réconciliations franco-américaines, aux appels au devoir d’ouverture et à une certaine rupture avec le passé querelleur de la France.

Monsieur Kouchner appelle à la réconciliation des factions en Irak et au rétablissement du gouvernement irakien dans ses pleins pouvoirs. Il n’hésite pas toutefois à vilipender vertement toute critique qui le met en cause, notamment celle du socialiste Jean-Pierre Chevènement qui avait qualifié d’inopportune cette visite à Bagdad : « Jean-Pierre Chevènement a été l’un des soutiens les plus affichés au dictateur sanglant Saddam Hussein, alors! » Bien évidemment, monsieur Kouchner omet de dire qu’il fut, lui-même, l’une des voix divergentes françaises à l’heure de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, dont il reconnaît aujourd’hui les erreurs. Le ministre a bien raison : « Il est impossible de refaire l’Histoire ».

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