Anne Nivat revient de Bagdad. Elle a rencontré Ali. Il a 32 ans. La plupart de ses amis ont joint la horde de réfugiés qui ont quitté leur pays pour la Jordanie ou la Syrie, voire la Suède pour d’autres. Dans le Herald Tribune (édition du 18 juillet 2007), Anne Nivat relaie le cri du cœur d’Ali : « I am Shiite » Ali said. « My uncles and cousins were murdered by Saddam’s regime. I wanted desperately to get rid of him. But today, if Saddam’s feet appeared in front of me, I would fall to my knees and kiss them ! » (Je suis Chiite. Mes oncles et mes cousins ont été tués par Saddam et son régime. J’ai désiré plus que tout au monde le voir quitter l’Irak. Aujourd’hui, si Saddam apparaissait devant moi, je tomberais à genoux et je lui embrasserais les pieds !). Déclaration qui pourrait paraître choquante pour les uns, réaliste pour les autres.
Fille de l’historien Geroges Nivat, spécialiste de la Russie, Anne Nivat s’oriente vers le reportage international. Docteur en sciences politiques, elle est, depuis 1998, correspondante à Moscou des quotidiens et magazines Ouest-France, Le Soir, Le Point ainsi que pour RMC. Mais la presse étrangère fait également appel à elle et Anne Nivat collabore régulièrement avec l’International Herald Tribune, le New York Times et le Washington Post. Elle visite ces terres ensanglantées, ces régions en guerre, s’entretient avec des populations dont la détresse ne se mesure plus dans les statistiques habituelles. Habituée à travailler dans des conditions de reportage extrêmes depuis sa couverture de la guerre en Tchétchénie, elle livre des témoignages qui vont de l’espoir au plus grand des désespoirs.
Entre 1999 et 2000, elle avait tiré un livre, « Chienne de guerre », de sa couverture de la guerre de Tchétchénie, et pour lequel elle a reçu le prix Albert Londres. Habituée à travailler dans des conditions de reportage extrêmes depuis sa couverture de la guerre en Tchétchénie, elle a trouvé le temps de publier, en 2004, « Lendemains de guerre » (Éditions Fayard). Dans ce livre de 500 pages, elle fait entendre des voix de femmes et d’hommes qui, en lui ouvrant leur maison, ont pu lui livrer ouvertement leurs propres analyses de la situation. Elle révèle ainsi toute la densité humaine de ce conflit. C’est en quelque sorte un documentaire, un reportage. Elle décrit les paysages, l’atmosphère, les conditions de vie, et ses rencontres avec des hommes et des femmes et ajoute, en annexe, des informations détaillées sur les personnalités publiques et religieuses ainsi que sur les diverses organisations actives dans ces pays. Elle est également auteur de « Islamistes, comment ils nous voient », Fayard, 2006.
Anne Nivat revient d’Irak. A Bagdad, en se détachant volontairement de l’actualité, elle a réussi à s’immiscer dans la vie quotidienne des Irakiens. Elle est passée par la Rue89 pour livrer sa conception du reportage. Elle montre que travailler dans ce pays reste malgré tout possible pour un journaliste. « Le plus dur, dans ce type de reportages, n’est pas ce que l’on croit. C’est le retour. Abandonner ses interlocuteurs, sans savoir s’ils seront vivants la prochaine fois. Et se heurter à l’indifférence de beaucoup, y compris parfois de ses rédacteurs en chef », dira-t-elle dans l’une des entrevues qu’elle a accordées aux reporters de Rue89.
Déjà en 2004, dans une entrevue qu’elle accordait à Julien Nessi, Anne Nivat avouait que : « ce qui m’a le plus marqué, c’est cette perte brutale des repères dans les sociétés afghanes et irakiennes. Les populations sont en quête d’identité. Cette situation est comparable à la société post-soviétique, au lendemain de la chute de l’URSS, toujours en quête de repères ». Et déjà elle constatait, dans son livre, que : « les Américains sont perçus par la population locale comme ne faisant aucun effort pour s’adapter à leur environnement. Ils ne s’intéressent ni à leur coutumes, ni à leur religion. Il y a un véritable fossé culturel entre les habitants et les Américains. Les Afghans et les Irakiens sont loin d’approuver la présence américaine ».
Pour revenir à l’histoire d’Ali, Anne Nivat précise qu’il a six sœurs dont seulement deux sont mariées. Son père continue d’étudier les demandes en mariage mais il se refuse de consentir à l’une d’elles aussi longtemps que l’armée américaine occupera le territoire et que les milices irakiennes s’entretueront. Le père d’Ali préfère garder ses filles à la maison et les protéger. La famille d’Ali habite une maison coquette dans un quartier dangereux.
Anne Nivat écrit : « Aujourd’hui, vendredi, c’est jour de prière. Je dois attendre en milieu d’après-midi pour me rendre à Sadr City, place forte de Moktada al-Sadr. Je compte me rendre à l’hôpital Ali Ben Ali Talib afin de rencontrer Rana, femme médecin de 26 ans, qui gagne à peine 250 $ par mois. Cela ne lui a pas pris beaucoup de temps à perdre ses illusions : « In this district, the patients don’t respect us. They don’t even bother to disarm when they come here, despite all the notices at the entrance », she says. « Sometimes doctors are directly threatened. You get used to it » (Dans ce quartier, les patients ne nous respectent plus. Ils ne se soucient même plus de déposer les armes, malgré l’avis affiché à l’entrée. Les médecins font l’objet parfois de menaces. On s’y fait).
Rana confie à Anne Nivat qu’aux personnes blessées par armes, explosions ou attaques, s’ajoutent maintenant de plus en plus les femmes qui se suicident en s’immolant par le feu. Ces femmes, nouvellement mariées, n’ont plus la force de s’occuper dignement de leur famille : « Besides those wounded by gunshots or victims of explosions and attacks, there are more and more cases of young women who have tried to commit suicide. For the most part, they have set themselves on fire with gasoline. They are brides who, in addition to the general tension in the country, cannot cope with their new family life ».
Ce phénomène du suicide des femmes par désespoir a fait l’objet d’une étude de l’organisme allemand de défense des droits des femmes Medica Mondiale. Mais cette fois en Afghanistan. De plus en plus d’Afghanes en proie au désespoir choisissent de s’en sortir en s’immolant par le feu. Le fait que des femmes choisissent de mettre fin à leurs jours en s’immolant par le feu constitue une tournure des événements d’une grande cruauté pour ces mères de familles et épouses, privées de toute autre ressource. Le pétrole qui les aide à nourrir leur famille et à éclairer leur domicile est habituellement leur seul moyen d’évasion.
Pour terminer sur une note d’espoir, la Presse canadienne relatait tout récemment l’histoire, plus heureuse, si tant est que le bonheur est le moindrement présent dans une guerre, d’Ali Moshen, 24 ans. Ali « fréquente » Samar par téléphone interposé depuis 2004 mais n’a jamais eu de vrai rendez-vous avec elle. Les parents de la jeune fille refusent de la laisser sortir seule. « Avant, je la voyais souvent de loin, quand elle venait voir son oncle, notre voisin, mais il a déménagé », explique-t-il. « Alors maintenant, nous convenons d’une heure à laquelle je passe devant chez elle, et je la regarde à sa fenêtre ». Les jeunes femmes n’osent plus sortir seules, même dans la journée. Les lycéennes et les étudiantes se déplacent en groupe et se font conduire en cours par des taxis de confiance ou des proches. Les amoureux craignent aussi les fondamentalistes religieux. Dans ce contexte, comme l’indique la Presse canadienne, les téléphones portables, introduits après la chute de Saddam Hussein, sont devenus indispensables pour flirter à Bagdad, échanger de tendres messages et garder le contact. Internet, désormais très répandu, est également apprécié des jeunes Irakiens pour rencontrer l’âme sœur.
Bernard Fontenelle écrivait : « Le grand obstacle au bonheur, c’est de s’attendre à un trop grand bonheur » (Du bonheur).
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