Rien ne rend plus mal à l’aise des convives de savoir, qu’autour d’une grande table, se retrouvent des gens qui ne sont pas les bienvenus. L’Italie de Berlusconi est ainsi coincée. Le pays accueille le sommet mondial sur la sécurité alimentaire de la FAO, et le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, ainsi qu’une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement. Les grands de ce monde tenteront, pendant trois jours, de régler cette épineuse question de la flambée des prix des denrées alimentaires qui frappe de plein fouet les pays pauvres et qui provoque des émeutes en Afrique, dans les Caraïbes et en Asie. Lundi soir, à la veille de l’ouverture de ce sommet, avait lieu, à Rome, le traditionnel dîner de gala offert aux hôtes de marque.
Toutes et tous cependant ne peuvent revendiquer le statut d’hôtes de marque. Le président zimbabwéen Robert Mugabe est arrivé dimanche soir à Rome, même s’il est interdit de séjour dans l’Union européenne. Et s’ajoute, à la présence de Robert Mugabe, celle non moins désirable du président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Dans un cas, c’est la personne qui a utilisé l’aide alimentaire à des fins politiques. Dans l’autre, c’est la personne dont le pays se trouve sur le banc des accusés pour son programme nucléaire. À tout prendre, la présence de Mugabe qui suscite les plus vives critiques.
Malgré son interdiction de séjour dans l’Union européenne, c’est grâce à une dérogation ponctuelle, comme il est dit dans la formulation diplomatique, que Robert Mugabe, 84 ans, accompagné de son épouse Grace et du ministre de l’Agriculture, Rugare Gumbo, a pu accéder au territoire italien. Il séjourne dans un hôtel chic sur la Via Veneto. Le porte-parole du Premier ministre britannique Gordon Brown regrette Mugabe ait décidé de participer à cette réunion étant donné sa contribution aux difficultés liées à la situation alimentaire au Zimbabwe. En conséquence, le ministre britannique au Développement international, Douglas Alexander, ne rencontrera « évidemment pas » Robert Mugabe. Stephen Smith, ministre australien des Affaires étrangères, accuse Mugabe d’être le « responsable de la famine dont souffre son peuple » et d’avoir ni plus ni moins « utilisé l’aide alimentaire à des fins politiques ».
Pour la vice-présidente du Sénat italien, Emma Bonino (gauche), il est clair que ce ne sont pas des représentants de la « Ligue de la démocratie » qui vont se réunir à la FAO!
« Robert Mugabe est l’artisan principal d’une réforme agricole catastrophique, violente et raciste qui a détruit la production alimentaire et affamé la population. Le Zimbabwe était autrefois le grenier de l’Afrique et exportait de la viande, notamment en Suisse », écrit Ram Etwareea, du quotidien Le Temps (Suisse). Le secteur agricole s’est effondré depuis la réforme agraire, lancée en 2000, pour redistribuer les terres à la majorité noire. Elle a conduit au départ de plus de 4.000 fermiers blancs dont les terres ont été redistribuées à des proches du régime ou à des petits paysans sans qualification. L’hyperinflation annuelle atteint près de 165.000%.
Ce n’est pas la première fois que la FAO offre une tribune au despote qui s’accroche au pouvoir. Invité à Rome dans le cadre du 60e anniversaire de la FAO en 2005, il en avait profité pour fustiger ses détracteurs. Mugabe avait alors traité le président américain, George W. Bush, et le Premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair, de « terroristes internationaux » et les avait comparés à Hitler. « Devons nous approuver ces hommes? », avait demandé Robert Mugabe, ajoutant « les deux personnes néfastes de notre millénaire qui, à la manière de Hitler et Mussolini, ont formé une alliance impie pour attaquer des pays innocents ».
Les questions d’intendance réglées, il reste que selon la FAO, 22 pays sont particulièrement vulnérables à la crise alimentaire qui se profile « en raison de niveaux élevés de sous-alimentation chronique (plus de 30%), conjugués à une forte dépendance des importations de céréales et de produits pétroliers ». Jacques Diouf, directeur général de la FAO, est critique : « La dramatique situation alimentaire mondiale actuelle nous rappelle l’équilibre fragile entre les approvisionnements alimentaires mondiaux et les besoins des habitants de la planète, et le fait que les engagements souscrits précédemment pour accélérer les progrès vers l’éradication de la faim n’ont pas été tenus ». Jacques Diouf estime également que les politiques liées à la production et au commerce des biocarburants devraient tenir compte des impératifs de sécurité alimentaire.
Pendant que les grands de ce monde s’interrogent à Rome et explorent des pistes de solution, et quelques semaines après les violentes émeutes de la faim dans une trentaine de pays, le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, annonce l’allocation de 1,2 milliard de dollars en prêts et subventions pour les pays en proie à la flambée des prix de l’alimentation et du pétrole. De son côté, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) prévenait, il y a quelques semaines, dans un rapport, que les prix alimentaires resteront très élevés au cours des dix ans à venir : « les projections de prix pour la période 2008-2017 indiquent une augmentation de 20 % environ pour la viande bovine et porcine, de quelque 30 % pour le sucre brut et le sucre blanc, de 40 % à 60 % pour le blé, le maïs et le lait écrémé en poudre ». Il faut également noter qu’entre 2005 et 2007, la production mondiale de céréales s’est accrue de 46 millions de tonnes (3 %), tandis que la consommation a augmenté de 80 millions (5 %). Les stocks, au plus bas, n’amortissent plus les déséquilibres.
Parmi les facteurs au renchérissement des prix, l’OCDE pointe la demande croissante de biocarburant. « La production mondiale d’éthanol carburant a triplé entre 2000 et 2007 et devrait doubler encore d’ici à 2017, pour atteindre 127 milliards de litres par an. La production de biogazole devrait passer de 11 milliards de litres par an en 2007 à environ 24 milliards de litres d’ici 2017. L’accroissement de la production de biogazole augmente la demande de céréales, de produits oléagineux et de sucre, contribuant ainsi à faire monter les prix des productions végétales ».
Selon Jacques Diouf, directeur général de la FAO, les pays riches doivent accroître de manière significative leur aide pour lutter contre la hausse des prix des produits alimentaires. Des mesures cohérentes doivent être prises de toute urgence par la communauté internationale pour réduire l’incidence de l’augmentation des prix sur les populations pauvres et qui souffrent de la faim.
Pendant ce temps-là, la consommation des huiles végétales tirées des graines oléagineuses et des palmiers à huile connaîtra une croissance plus rapide que celle des autres plantes cultivées dans les dix prochaines années. Cette augmentation est déterminée par la demande de produits alimentaires et de biocarburants.
Le Canada sera évidemment présent à Rome. Avant de quitter, le premier ministre Stephen Harper a fait adopter le projet de loi C-33 (projet de loi qui favorise l’industrie de l’éthanol-grain) qui exigera une teneur en carburant renouvelable de 5 % dans l’essence d’ici 2010 et de 2 % dans le carburant diesel et le mazout d’ici 2012. Les Néo-démocrates et le Bloc québécois ont refusé de cautionner un projet de loi qui fait la promotion de l’industrie de l’éthanol-grain en pleine crise alimentaire alors que les libéraux de Stéphane Dion l’ont appuyé.
Selon Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique du Québec, ce projet de loi, qui cautionne l’utilisation de mais et d’autres denrées alimentaires pour la production de carburant pour automobiles constitue un virage désastreux sur le plan social et environnemental, tout en ayant un impact négligeable sur la réduction des gaz à effet de serre. Un Canada qui croit au développement durable doit interdire la production d’agrocarburants. Le projet de loi C-33 ouvrirait la voie au détournement massif des champs de mais, de blé et de canola canadiens vers la production d’agrocarburants. En effet, Agriculture et Agroalimentaire Canada estime que pour atteindre l’objectif de 5 % d’éthanol dans la consommation de carburant en 2010, il faudrait environ 50% de la superficie ensemencée en mais, 12% de la superficie de blé et 8 % de la superficie de canola au Canada.
(Sources : AFP, Cyberpresse, FAO, OCDE, Presse canadienne)
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