samedi 22 mars 2008

« Les Irakiens sont libérés de la dictature de Saddam. Mais ils sont emprisonnés dans leurs peurs »

À l'aube du 20 mars 2003, Bagdad est bombardée et, en trois semaines, ce qui restait de l'armée de Saddam Hussein était défait par la plus puissante machine militaire de l'histoire. « Iraqi Freedom ». « Non je ne regrette rien », a déclaré Georges W. Bush. Selon le prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz, la guerre en Irak coûtera 3.000 milliards de dollars aux États-Unis et 3.000 autres milliards au reste du monde. C’est le diagnostic qu’il dresse dans son livre : La guerre à trois mille milliards de dollars. Les dépenses américaines consacrées à la guerre en Irak s'élèvent à plus de 12,5 milliards par mois en 2008. Avec l'Afghanistan, ce total atteint 16 milliards mensuels.


Au plan humain, 158.000 soldats américains (4000 tués et près de 30.000 blessés dans les rangs de ces derniers) essaient de réparer les dégâts d’un président fanatique, d’un vice-président têtu, d’une équipe qui, au fil des ans, s’est disséminée sans devoir rendre des comptes pour une guerre fondée sur le mensonge. Qui se souvient aujourd’hui de l'exilé Ahmad Chalabi qui ne souhaitait que prendre le pouvoir en Irak et cela, au service de l’Amérique? Où sont les Rumsfeld, Wolfowitz et Feith aujourd’hui pendant que les « boys » se font massacrer en sol irakien? Que font aujourd’hui, face au marasme auquel ils ont personnellement contribué, les Karl Rove et Dan Bartlett, le ministre de la Justice Alberto Gonzales, le porte-parole de la Maison Blanche Scott McClellan, et combien d’autres?


En cinq ans, 80.000 personnes tuées. Pour l'Organisation mondiale de la santé, entre mars 2003 et mars 2006, il s’agit plutôt de chiffres oscillant entre 104 et 223.000. « Plus un mort, plus un dollar, pas d'argent pour des crimes de guerre », pouvait-on lire sur une banderole devant la Maison Blanche? Georges W. Bush a vu son mandat renouveler. Le peuple américain n’a pas vu la supercherie, les mensonges, les jeux de coulisses, les intérêts particuliers, les lobbies du formidable complexe industrialo-militaire. Près de 66 % des personnes interrogées sont contre la guerre en Irak, 64% estiment maintenant que la guerre n'en valait pas la peine et 61 % jugent que le retrait des soldats américains devrait commencer dans les mois suivant l'investiture du nouveau président l'année prochaine. Les États-Unis devront fournir des pensions d'invalidité à environ 40 % des 1,65 million de soldats déjà déployés. Comme dans toute guerre, le nombre de blessés et donc d'invalides est supérieur au nombre de morts. Un peu tard, non? « Et alors ? », a répondu le vice-président Dick Cheney, interrogé à ce sujet par la chaîne ABC.


Le « mission accomplie » de Georges W. Bush, le 1er mai 2003, sur le pont d'un porte-avions, est devenu le pire cauchemar des États-Unis. Deux décisions majeures, en Irak, ont tourné au cauchemar : le démantèlement de l’armée irakienne et la politique de « débaasification ». Le démantèlement de l'armée a contraint de nombreux ex-soldats au chômage, les poussant ainsi dans les rangs de la résistance contre la force d’occupation et l'absence de contrôle aux frontières a permis l'arrivée « d'insurgés » en provenance de Syrie et d'Arabie saoudite.


L’infatué al-Maliki triomphe. « L'Irak a été libéré dans tous les domaines. Le gouvernement n'enchaîne plus les intellectuels (...) qui profitent aujourd'hui de la démocratie après avoir souffert de la tyrannie ». C’est pourtant ce même premier ministre, al-Maliki, un chiite, qui est accusé de favoriser sa communauté et soupçonné de mettre l'appareil d'État au service des intérêts d'un cercle étroit d'alliés privilégiés. C’est ce même al-Maliki qui, accusé régulièrement de népotisme et de privilégier les affiliations politiques plutôt que les compétences, feint d’ignorer, malgré les appels du pied de Washington, que la défaillance de son pays - troisième producteur mondial d'hydrocarbures - pèse lourd dans l'augmentation du prix du pétrole et sur la sécurité des approvisionnements énergétiques de nombreux pays. C’est ce même al-Maliki qui contribue, par ses décisions et ses choix, à dresser les uns contre les autres chiites, sunnites et Kurdes.


Le peuple? Pas de travail, d'électricité, d'eau potable, d'essence. Médecins du Monde (MDM) vient de dénoncer une « situation sanitaire dramatique ». L'organisation insiste sur le fait que les principales victimes de cette crise sont des civils et souligne que 28% des enfants irakiens souffrent de malnutrition et 10% de maladies chroniques tandis que 30% des femmes accouchent sans assistance en zones urbaines et 40% en zones rurales.


La relance promise ne vient pas. al-Maliki, et ses caciques, gouverne pour le « cercle étroit d'alliés privilégiés ». « Sous Saddam, nous avions pris l'habitude de craindre une seule personne. C'est d'au moins cent personnes différentes dont les Irakiens doivent désormais se méfier… », confiait au Figaro Shamil Aziz, depuis son nouveau refuge suédois. « C'est triste à dire, mais les armes qui circulent aujourd'hui en Irak sont certainement plus nombreuses qu'il y a cinq ans », déclarait au même quotidien, Kasra Mofarah, coordinateur de l'organisation humanitaire NCCI, basée à Amman, en Jordanie. « Les Irakiens sont libérés de la dictature de Saddam. Mais ils sont emprisonnés dans leurs peurs », remarque Kasra Mofarah. « Les forces américaines maintiennent qu'elles ne recensent pas le nombre de civils tués par leurs soldats... alors qu'elles savent nous donner le nombre exact de terroristes tués à chaque opération d'envergure...», note Joseph Logan, chercheur sur l'Irak auprès de Human Rights Watch.


Georges W. Bush n’a pas su garder l’amiral William Fallon, chef du Central Command américain, une instance dirigeante de l’armée américaine qui a autorité sur les guerres en Irak et en Afghanistan qui, après 42 ans de service, quitte, sur fond de conflit, les forces armées américaines, parce que le militaire de carrière ne figurait pas dans son cercle d’influence immédiat. Thomas Barnett, un ancien professeur au Naval War College, avait soutenu, dans un article publié dans Esquire, que Fallon pourrait être évincé de son haut poste militaire en raison de ses positions et que son départ signifierait que Washington se prépare à déclarer la guerre à l'Iran. L’amiral avait déclaré dans cette entrevue de Thomas Barnett que : « ces roulements de tambours constants n'aident pas et sont inutiles ».


« La guerre en Irak devait enrayer la prolifération des armes de destruction massive. Elle a, au contraire, conforté les ambitions iraniennes en la matière tout en décrédibilisant le discours américain », note avec justesse Pascal Boniface, de l’Institut des études internationales et stratégiques. L’amiral Fallon s’inscrivait dans la ligne de pensée du rapport Baker-Hamilton qui rejetait le projet de démocratisation (remodelage) du Grand Moyen-Orient et préconisait un retrait militaire d’Irak coordonné avec un rapprochement diplomatique avec Téhéran et Damas. L’amiral souhaitait « qu'il n'y ait pas de guerre » avec l'Iran et c'est « à cela qu'il travaillait ». Il n’a pu poursuivre sa mission. Comme l’indiquait Barnett : « Bush n'a pas l'habitude que des subordonnés expriment leurs pensées aussi librement que le fait Fallon, il pourrait en avoir assez ».


« Les militaires ont de nombreuses possibilités de débattre la politique de l’administration derrière des portes fermées. Mais divulguer de tels arguments sur la place publique en passant par les médias est une violation des règles fixées entre le gouvernement et l’armée », expliquait Peter D. Feaver, un ancien membre du Conseil de sécurité nationale de George W. Bush. « Selon différents officiers, on a donc fait comprendre à Fallon que personne ne s’opposerait à sa démission », rapportait également le Washington Post.


Le chef de la majorité démocrate au Sénat, Harry Reid, a vu dans cette démission « un nouvel exemple du fait que l'indépendance des experts et l'expression franche et ouverte de leurs opinions ne sont pas bien vues par cette administration ». Le candidat républicain, John McCain, a même reconnu que, sous son commandement, « la situation en Irak s'est améliorée de façon spectaculaire ».


Que dire de John McCain, membre de toutes les commissions internationales et de sécurité au Sénat, qui clame tout haut : « Les Américains devraient être fiers de ce qui a été accompli en Irak » ? En tournée au Proche-Orient, le sénateur républicain affirme, en illustrant sa parfaite ignorance de cette région du monde, que l'Iran entraîne Al-Qaïda en Irak. Il n’est pas venu à l’idée du candidat républicain, qui se réclame de la politique étrangère de Georges W. Bush, de s’informer avant de quitter l’Amérique pour sa tournée et de s’interroger avant de dire des bêtises : comment l'Iran chiite peut entraîner le réseau islamiste sunnite Al Qaïda? Le sénateur du Connecticut, Joe Lieberman, qui se trouvait aux côtés de McCain, s'est alors penché vers ce dernier pour corriger le tir. « Je suis désolé, corrige le candidat : les Iraniens entraînent d'autres extrémistes, pas Al-Qaida », s’est confondu McCain. « Après huit années d'incompétence de l'administration Bush sur l'Irak, les propos de McCain ne donnent pas au peuple américain une raison de penser qu'on lui peut faire confiance pour apporter une voie claire pour aller de l'avant », a dit Karen Finney, directrice de la communication du Comité national du Parti démocrate. Elle n’a peut-être pas tort.


« L'Irak est devenu un foyer de djihad », selon Pascal Boniface, de l’Institut des études internationales et stratégiques. Le chef d'al-Qaïda, Oussama ben Laden, vient d’exhorter, dans le cadre de ce cinquième anniversaire, les musulmans à soutenir l'insurrection en Irak, jugeant que cette attitude était le meilleur moyen de soutenir les Palestiniens, dans un message audio diffusé hier par al-Jazira. « Le peuple d'al-Cham devrait soutenir ses frères, les moudjahidines en Irak », a-t-il ajouté en référence à la Grande Syrie, une région qui comprend aujourd'hui la Syrie, la Jordanie, le Liban, Israël et les territoires palestiniens. « Le seul vainqueur de la guerre, c'est l'Iran, dont le poids stratégique a été renforcé, et qui a été débarrassé du rival irakien. Quant à la sécurité régionale et mondiale, c'est peu de dire que la situation est pire aujourd'hui qu'il y a cinq ans », conclut Pascal Boniface.


« Aujourd'hui, le déficit de l'Amérique est tel qu'elle ne peut même plus sauver ses propres banques », ont estimé le Prix Nobel, Joseph Stiglitz, et l'économiste, Linda Bilmes, dans une interview.

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