Le Vendredi saint est un jour bien spécial chez les chrétiens. Il rappelle la crucifixion du Christ sur le Mont des Oliviers. Aussi loin que je puisse me rappeler, cette journée m’est toujours apparue assombrie, grise et si lourde. Que dire de cette expression plus neutre que donnent à cet événement religieux les danois, les norvégiens et les suédois : Langfredag, le « vendredi long », parce qu'il devrait être silencieux et qu'on ne devrait pas travailler. Ou cette autre expression, en allemand cette fois, Karfreitag, qui signifie « le jour du chagrin »?
En Norvège, la semaine sainte était également appelée la semaine silencieuse, Den stille uke, et elle était l’occasion de solennités silencieuses liées au message pascal, et à la relation de la mort et de la résurrection du Christ. C’était aussi un jour où l'on devait travailler dur et s'adonner aux plus basses besognes pour souffrir avec le Christ.
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C’est dans ce cadre du vendredi silencieux que je propose ces réflexions mélancoliques du philosophe danois Søren Aabye Kierkegaard dont le père lui inculqua un christianisme austère.
« C’est par la foi qu’Abraham reçut la promesse que toutes les nations de la terre seraient bénies en sa postérité. Le temps passait, la possibilité restait, Abraham croyait. Le temps passa, l’espérance devint absurde. Abraham crut. On vit au monde celui qui eut une espérance. Le temps passa, le soir fut à son déclin, et cet homme n’eut point la lâcheté de renier son espoir ; aussi ne sera-t-il jamais oublié lui non plus. Puis il connut la tristesse, et le chagrin, loin de le décevoir comme la vie, fit pour lui tout ce qu’il put et, dans ses douceurs, lui donna la possession de son espérance trompée. Il est humain de connaître la tristesse, humain de partager la peine de l’affligé, mais il est plus grand de croire et plus réconfortant de contempler le croyant... » (Textes mystiques d’Orient et d’Occident)
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« ...Enfant, j’ai reçu une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues humaines, une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance en la vie s’était brisée aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique vieillard qui me les avait imposées : enfant, ô folie ! Je reçus le costume d’un mélancolique vieillard » (Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, 1848)
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« ...mon père, l’homme que j’ai le plus aimé et qu’est-ce à dire ? Qu’il était l’homme qui m’avait rendu malheureux – mais par amour. Son défaut n’était pas de manquer d’amour, mais de confondre le vieillard et l’enfant. Aimer celui qui vous rend heureux, c’est au regard de la réflexion, donner de l’amour une définition insuffisante : aimer celui qui, par sa méchanceté, vous a rendu malheureux, c’est la vertu ; mais aimer celui qui, par amour mal compris, mais par amour pourtant, a fait votre malheur, c’est là, autant que je sache, la formule réfléchie que l’on n’a jamais donnée, mais pourtant normale de l’amour » (ibidem)
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« ...Oui sans doute, c’est magnifique d’être enfant ! De s’assoupir au sein de sa mère pour se réveiller à la revoir ; d’être enfant et de ne connaître que sa mère et ses jouets ! On chante le bonheur de l’enfance, la vue de ce bonheur nous attendrit par ce sourire au sourire... » […] « Imaginons-nous alors un malheureux de ce genre qui l’est dès sa naissance. Hélas ! il n’a pas eu d’enfance heureuse ; car certes l’amour maternel est fidèle et tendre, mais même une mère est un être humain : suspendu à son sein, il la voyait attristée, elle n’arrivait pas à être heureuse en le regardant, mais il la voyait morne – à son réveil souvent il la voyait en larmes... » (Johannès Climacus ou De omnibus dubitandum est, OC 2, p. 325)
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« Il y avait une fois un père et un fils. Un fils est comme le miroir où se voit le père, et le père est aussi le miroir où le fils se voit dans l’avenir. Pourtant, ils se regardaient rarement ainsi l’un l’autre, car l’enjouement d’une conversation pleine d’entrain charmait chaque fois leur entretien. Quelquefois, cependant, le père s’interrompait ; le visage triste, il se tenait devant son fils ; il le regardait et disait : “Pauvre enfant, tu vas dans un silencieux désespoir.” Jamais ces mots ne reçurent d’autre explication, jamais ne fut examinée leur vérité » (Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 185).
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« Mon père est mort dans la nuit de mercredi (le 08) à 2 heures. J’aurais tellement aimé qu’il eût vécu quelques années de plus, et je regarde sa mort comme l’ultime sacrifice de sa part à son amour pour moi ; loin d’être, en effet, une scission d’avec moi, pour que la vie fasse encore, s’il se peut, quelque chose de moi. De tout ce que j’ai hérité de lui, son souvenir, son image transfigurée – et cette transfiguration n’est pas due aux œuvres de mon imagination (son souvenir n’en a nul besoin) mais à nombre de traits que j’arrive maintenant à savoir – m’est ce que j’ai de plus précieux et ce que je garderai de plus secret pour le monde... » (Journal, Extraits, II A 243 ; I, 134, 5 vol., Paris, Gallimard, 1963)
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« Ce fut alors qu’eut lieu le grand tremblement de terre, l’affreux bouleversement qui soudain m’imposa une nouvelle loi d’interprétation infaillible de tous les phénomènes. C’est alors que je flairai que le grand âge de mon père n’était pas une bénédiction divine, mais plutôt une malédiction ; que les dons intellectuels éminents de notre famille n’étaient que pour leur extirpation mutuelle : c’est alors que je sentis le silence de la mort s’accroître autour de moi à tous, comme une croix sur le tombeau de toutes ses propres espérances. Une faute devait peser sur la famille entière, un châtiment de Dieu planer sur elle ; elle disparaîtrait, rasée par sa toute-puissance, effacée comme une tentative manquée, et ce n’est qu’à de rares fois que je trouvais un soulagement dans la pensée que mon père avait eu le lourd devoir de nous rasséréner par les consolations de la religion, de nous donner à tous le viatique, de sorte qu’un monde meilleur nous resterait ouvert, dussions-nous perdre tout en celui-ci, dût la peine nous frapper que les Juifs toujours souhaitaient à leurs ennemis : l’entier effacement de notre souvenir, jusqu’aux traces pour nous retrouver » (Journal, Extraits, II A 805 ; I, 134, 5 vol., Paris, Gallimard, 1963)
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« Ce que l’on veut, on le peut, sauf une chose : la suppression de la mélancolie au pouvoir de laquelle je me trouvais... au fond de moi-même, j’étais le plus misérable des hommes... Il faut entendre ce que je dis en songeant que de très bonne heure j’ai appris que triompher, c’est vaincre au sens de l’infini, ce qui au sens du fini, revient à souffrir ; ainsi cette conviction se trouvait d’accord avec l’intelligence profonde de ma mélancolie selon laquelle je n’étais proprement apte à rien (au sens du fini) » (Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, 1848).
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« Place un enfant dans une caverne de brigands (mais assez peu de temps, pour l’empêcher de s’y corrompre); laisse-le y séjourner très peu de temps puis ramène-le chez lui pour raconter tout ce dont il a été témoin: en bon observateur doué d’une excellente mémoire, comme tous les enfants, il rapportera tout par le menu, mais en omettant en quelque sorte l’essentiel, si bien que, si on ne sait pas où il a ainsi vécu, l’on n’y songera pas le moins du monde à son récit. Qu’omet-il donc? Quelle chose n’a-t-il pas découverte? C’est le mal. Et néanmoins, le récit de ce qu’il a vu et entendu est d’une parfaite exactitude. Que manque-t-il donc à l’enfant; pourquoi ses paroles sont-elles si souvent une satire des grandes personnes? Parce qu’il n’a pas l’intelligence du mal; il n’en a pas le sens, ni même l’envie de s’en instruire. L’esprit charitable ressemble en ce point à l’enfant. Mais toute intellection a pour condition première une intelligence entre celui qui doit comprendre et la chose à comprendre. C’est aussi pourquoi (malgré tout son désir de persuader et de faire croire qu’elle peut garder son entière pureté et qu’elle est pure intellection du mal), cette intellection n’en est pas moins en intelligence avec lui; sans cette dernière, l’intellectuel n’aurait pas envie de s’instruire du mal; il aurait en horreur de le comprendre et s’y refuserait » (Les œuvres de l'amour).
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