Je ne suis pas un critique littéraire. Je n’ai pas, dans la rareté de mes talents, cette belle culture des livres d’un Pierre Assouline, dans la République des livres. Mes lectures sont éclectiques. La curiosité est ce qui me guide le plus souvent dans mes choix. Que ce soit en musique ou en littérature, une lecture rapide, furtive, improvisée est parfois suffisante pour me donner envie de posséder la « divine chose ». Dès la prise en main de l’œuvre, je réalise avec bonheur le ravissement qu’elle va me procurer, ou avec horreur, la déception incommensurable que je vais ressentir. Il y a une grande part de hasard que je ne dédaigne pas.

Trois livres reposent sur ma tête de chevet. Un premier vient du Québec : la biographie de Pierre Bourgault, homme politique québécois, signé Jean-François Nadeau (Édition Lux, 2007). Ce livre permet de revivre un pan entier de l’histoire du Québec, sa révolution tranquille et son éveil au monde. Parcourir ce livre, c’est un ravissement car plein de réminiscences pour un lecteur qui a traversé les mêmes âges et les mêmes courants. Les deux autres livres viennent de France. De Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck (Édition Stock, 2007). J’avais le goût de lire ce bouquin pour la raison que l’auteur est venu au Québec, que c’est un livre qui a raté de peu le Goncourt, que les critiques au Québec en ont fait l’éloge, et que son approche mystérieuse, presque mystique, avait tout pour me séduire. « Il nous faut aussi apprendre non pas à oublier le passé, mais à le vaincre, en le reléguant pour toujours loin de nous, et en faisant en sorte qu’il ne déborde pas dans notre présent, et encore moins dans notre avenir ».

Le dernier livre, dont je voudrais parler ici, est Charlémoi, de Christine Jeanney (Éditions ArHsens, 2007). Il n’est pas vendu au Québec. C’est dire que je l’ai commandé directement de la maison d’édition (vive l’Internet !). Je n’ai su, au point de départ, que peu de choses de ce livre, avant de le commander. Ma curiosité (toujours cette curiosité) est venue du fait que l’auteure, Christine Jeanney, est également auteure d’un blogue parmi les meilleurs que j’ai pu parcourir depuis ma propre intrusion dans la blogosphère : Le blog de Posuto. J’ai terminé la lecture de ce livre.

Je vous ai indiqué, dès le point de départ, n’être pas un critique littéraire. J’ai parcouru ce roman par petites doses. Par chapitres. Je suis entré par progression dans la vie d’Édouard Prince. Ne vous attendez pas à ce que je vous dévoile toute la trame de ce roman. Personnellement, j’abhorre qu’un lecteur me dévoile le contenu d’un roman au point où, au moment où il me tombe dans les mains, toute la magie de la découverte s’est estompée. Les chapitres sont brefs. Finement ciselés. Détails superflus, exclus ! Sa lecture pourrait se faire en deux heures ou en quelques jours, le temps de réfléchir sur chacun des chapitres. La forme narrative n’a en rien interrompu le rythme des phrases, les dialogues, l’humour, les tons graves. Ce livre introspectif a su trouver une facture qui n’a, à aucun moment, distillé un certain ennui ou une lassitude.

« J’ai bien travaillé, j’ai bien dormi, du coup j’ai bien mangé. Je suis rempli de vie aujourd’hui. C’est ce qui s’appelle une phase de rémission. Je prends. Si j’osais, je ne prendrais que les phases de rémission, un tri pas possible. Tous les canards de l’hémisphère nord peuvent se tailler au sud et les brochets manger du veau cru en tranche, peu me chaut. Je suis beaucoup plus vivant depuis que j’ai écrit la mort de Charles. Ma mère l’avait appelé Charles en hommage à Baudelaire, le pilote d’avion. Et il était monozygote, comme moi ».

Vous l’aurez compris. Le roman est écrit à la première personne du singulier. En forme de monologue, peu ennuyeux, l’auteur nous fait pénétrer lentement dans le monde d’Édouard et de son « moi ». Attention, ce « moi » n’est peut-être pas celui auquel vous vous attendez. J’apprécie le fait que la vie d’Edouard est scandée par des choix musicaux : « Quand j’écris, j’aime bien Mozart et Brahms. Et pour manger ou pour dormir, j’écoute la radio. Je ne supporte pas le silence ». Dans ce roman, j’ai retrouvé le ton léger de certaines œuvres de Mozart et le côté sombre et lourd de Brahms. Et rien n’appartient à un passé obsolète. La radio fait le rappel des rythmes modernes qui animent toute une jeunesse.

Edouard résume dans cette phrase un peu sa vie : « Dans quelques librairies – je le sais, je les ai toutes écumées – je trouve mes livres pour enfants, et en prime les deux polars anglais dont je suis le traducteur officiel ; c’est mon nom écrit sous celui de l’auteur, moi, l’auteur des sous-titres de l’inspecteur John Benneth, La Vasque rouge et Autour de la tulipe jaune ». Écrivain pour enfants, il est aussi traducteur de livres. Sa vie, tel un bateau au milieu de l’océan, tangue tantôt vers l’optimisme, tantôt vers le pessimisme. Tantôt vers le refus de la vie. Tantôt vers une acceptation. Son drame : il n’a pas, encore, à ses yeux, écrit l’Œuvre de sa vie. Edouard n’est pas unique. Le drame de l’écrivain. Le drame d’une vie. Et qui est, au fait, Charles ? Charles et moi ? Et pourtant. Et pourtant, ce roman n’a rien d’un roman noir, glauque, lugubre. La lumière en traverse chacune des phrases. L’humour est présent. L’émotion, également. Surtout, l’émotion.

« Et puis écrire. J’ai perdu d’avance. Tous les mots sont usés par tout le monde. Ils sont comme des perles que d’autres enfilent en rivières rutilantes, en parures, en diadèmes; mon collier est minable, pas de fermoir qui tienne et des perlouzes tachées, disparates et mal assorties du verre, dépoli à la hâte. […] Alors ma parade, c’est le refus. Je ne suis pas unique et je n’écris que pour moi, je refuse la compétition avec mes contemporains et les contemporains de mes chers disparus, tous ces auteurs que j’aime, que j’ai aimés, que j’aimerai. Je refuse ce concours du plus beau château de sable. J’écris comme lui ? Tant pis. Ce sont ses phrases ? Pas grave, je n’écris que pour moi. Je ramène le sable sous mes fesses, je creuse une douve, c’est bon, la marée ne montera pas avant… avant un moment ».

En quelques phrases, j’ai tenté de cerner le personnage central de Charlémoi. Sans trop en dévoiler le détail, mais suffisamment pour distiller chez le lecteur futur la même curiosité qui m’a fait prendre une bonne décision. Et puis pourquoi ne pas conclure par cette remarque savoureuse de l’auteure, Christine Jeanney : « Au fond, j’aime les livres. Même les récalcitrants, ceux qui me font faire machine arrière […] J’aime les livres respectables, leurs torses bombés, par un s qui manque, le subjonctif où il se doit … Travail d’orfèvre. Un livre d’Artisan d’Art qui se sert d’outils ancestraux dont j’ignore jusqu’à l’existence du nom ». Christine Jeanney aime les mots. Nous aussi. Christine Jeanney aime les livres. Nous aussi.

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