mardi 28 août 2007

Bagdad et Washington : deux solitudes en déclin (Deuxième partie)

Il convient de rappeler que, ce dimanche, Bagdad a annoncé une relance du processus de réconciliation. Les dirigeants chiites, sunnites et kurdes d’Irak se sont engagés à relancer le processus de réconciliation nationale en acceptant de résoudre les problèmes clé qui les opposent. Cet accord porterait notamment sur la possible réintégration des anciens membres du parti Baas, au pouvoir sous Saddam Hussein, au sein de la fonction publique et de l’armée. Un consensus aurait été trouvé sur les pouvoirs des régions et sur la libération de prisonniers détenus sans la moindre inculpation à travers le pays, essentiellement sunnites. « La première étape de la relance du processus politique était l’alliance des quatre partis », a déclaré le Premier ministre Nouri al-Maliki. « La signature de cette déclaration commune constitue la deuxième étape », a-t-il ajouté. « Cet accord politique et la déclaration vont rejaillir sur l’ensemble de ce processus politique, qu’il s’agisse du gouvernement ou du parlement ».

Autant les relations Bagdad-Washington se crispent, autant les relations Bagdad-Damas et Bagdad-Téhéran se réchauffent. Les bonnes relations s’élargissent également en incluant l’axe Bagdad- Moscou. Nous en avons parlé dans un article précédent. Georges W. Bush, comme nous l’avons vu, a de plus en plus de difficultés à soutenir le Premier ministre chiite irakien, Nouri al-Maliki. Les représentants américains ont des mots très durs à son égard et ne souhaitent que son départ. Il convient de s’interroger sur l’instance que met Washington à pousser vers la porte al-Maliki. Face aux critiques de plus en plus féroces de l’Amérique, Nouri al-Maliki se tourne vers des pays alliés qui lui sont plus naturels. Lors de sa visite à Damas, le Premier ministre a marqué ses distances avec Washington : il a démenti être le transmetteur d’un message de l’administration américaine à la Syrie au sujet du contrôle de la sécurité aux frontières entre l’Irak et la Syrie. Il n’est pas question, pour al-Maliki, d’indisposer le président syrien Bachar al-Assad qu’il rencontrait en compagnie du vice-président Farouk al-Chareh. La déclaration du Premier ministre irakien se voulait une réponse à la déclaration de Gordon Johndroe, porte-parole de la Maison Blanche, qui avait laissé entendre que l’administration américaine espérait que M. Maliki transmettrait à la Syrie un « message fort » mettant en garde Damas contre tout soutien aux insurgés violents en Irak.

Al-Maliki sait fort bien que sa visite en Syrie, l’une des principales bêtes noires de Washington dans la région, déstabilise Washington qui n’entend pas perdre son contrôle sur Bagdad. Nouri Al-Maliki ne s’en cache plus : s’agissant des hauts responsables américains, qui ont critiqué son leadership, il déclare que « ceux qui font de telles déclarations sont perturbés par notre visite en Syrie ».

Le Premier ministre syrien, Mohammad Naji Ottri, a qualifié la récente visite de Nouri al-Maliki de « productive et de couronnée de succès » parce qu’elle ouvre la voie à la promotion de la coopération entre les deux pays dans les domaines économique, commercial, énergétique, du pétrole et du gaz et de l’irrigation ainsi que sur les plans culturel, éducationnel et social. Pour sa part, Djaouad al Bolani, ministre de l’Intérieur irakien, après avoir assisté à Damas à une série de réunions sur la sécurité, affirme que les Syriens ont fait du bon travail, loin de l’attention des médias : « D’après ce que je sais, ils ont arrêté des groupes armés qui prévoyaient de traverser la frontière pour se rendre en Irak ». « Toute la région connaît d’importants problèmes de sécurité et nous sommes directement confrontés au terrorisme, qui ne se limitera plus longtemps à l’Irak », a-t-il déclaré.

À Bagdad, l’ambassadeur des États-Unis, Ryan Crocker, a beau admonester Al-Maliki, rien n’évolue au rythme que souhaiterait bien Washington : « Nous attendons des résultats, tout comme le peuple irakien, et notre soutien n’est pas un chèque en blanc ».

Le pétrole est une donnée hautement sensible aux yeux de Washington. Selon l’ancien haut fonctionnaire irakien, Mohamed-Ali Zainy, du Center for Global Energy Studies, et cité par Le Monde : « L’Irak est le dernier Eldorado pétrolier. Les majors veulent leur part du gâteau, mais les conditions d’exploitation n’ont pas encore été bien définies. Les réserves de Majnoun, qui produisait 50 000 barils par jour avant la chute de Saddam Hussein, sont estimées à 12 milliards de barils ». Chevron, proche de l’administration Bush, a pu tisser en toute tranquillité des liens avec les technocrates du pétrole irakien. Chevron agit maintenant en duo avec Total. Le duo collabore aussi sur le champ de Nahr ben Omar, dans le Sud, dont les réserves sont estimées à 6 milliards de barils. Les compagnies attendent un production sharing agreement (PSA) à plus long terme qui leur permettrait d’inscrire leurs réserves au bilan, créant de la valeur aux actionnaires. Mais le ministère irakien des pétroles ne veut pas être accusé de brader les richesses nationales au profit des étrangers. Ce type d’accord est la norme au Proche-Orient. Aujourd’hui, une dizaine de petites compagnies étrangères sont présentes en Irak, essentiellement dans l’exploration, dont Genel, Dana Gas, Gulfsands Petroleum, ONGC-Reliance et Addax Petroleum. En attendant de meilleures garanties de sécurité, les grands - BP, Shell, Total ou ExxonMobil - préfèrent attendre, tout en plaçant leurs pions.

Au-delà des questions de stabilité, préoccupations fort nobles, il y a aussi des intérêts stratégiques importants en jeu : le pétrole. Rien n’est gratuit. Avec 60 pour cent des réserves pétrolières du monde, il est évident que le Moyen Orient constitue un enjeu de taille pour les Américains. L’Irak se place au troisième rang pour l’importance de ses réserves, soit 115 milliards de barils ou 10 pour cent du total mondial. La très grande majorité de ces réserves est concentrée autour de Basra et l’autre tiers dans les régions turcomanes, au nord de l’Irak.

L’Amérique attend avec impatience l’adoption d’une loi sur la politique énergétique de l’Irak. Que prévoit donc cette loi réclamée par Washington ? D’abord, il n’est pas question, dans ce projet de loi, de transférer juridiquement la propriété des réserves pétrolières de l’Irak à des organisations privées. Les réserves de pétrole restent sous contrôle irakien. Plus subtilement, la loi consiste à privatiser les « revenus du pétrole ». Dès l’extraction du pétrole des sous-sols irakiens, les revenus seront versés, selon de savants calculs, aux compagnies privées. Il n’est pas assuré que le peuple irakien y trouve son compte.

Pendant que Washington s’impatiente, Hussein al-Shahristani, ministre irakien du Pétrole, multiplie les démarches pour exposer, lors de rencontres avec les représentants de gouvernementa et les responsables de compagnies pétrolières, que son pays coopérera avec quiconque qui proposera les meilleures conditions pour l’Irak et cela, indépendamment des pays auxquels appartiennent ces compagnies.

Moscou ne se contente pas de regarder passer le bateau. En 2005, la Russie a dépassé les États-Unis, devenant le deuxième plus grand producteur de pétrole du monde. Son revenu pétrolier s’élève maintenant à 679 millions de dollars par jour. Elle est aussi le plus grand producteur de gaz naturel de la planète, avec les trois cinquièmes de ses exportations de gaz allant vers les 27 membres de l’Union Européenne. Le ministre russe de l’Industrie et de l’Énergie, Viktor Khristenko, a rencontré au début du mois d’août, à Moscou, son homologue irakien, Hussein al-Shahristani, pour discuter de coopération énergétique. Moscou est maintenant un acteur incontournable et Bagdad ne peut l’ignorer.

Rien n’est plus irritant, pour Washington, d’apprendre, par médias interposés, toutes ces bonnes nouvelles : le ministre irakien a rassuré Moscou qu’aucun pays ne bénéficiera de préférences en Irak. La compagnie LUkoil lorgne bien évidemment du côté de l’Irak. LUKoil pourra, a rassuré le ministre irakien, rivaliser avec d’autres sociétés dans les conditions égales pour tous conformément à la nouvelle loi sur le pétrole, qui n’est pas encore adoptée et ratifiée par le Parlement.

La Syrie et l’Irak ont signé plusieurs accords économiques dans le but de réhabiliter et de rouvrir l’oléoduc qui relie Kirkouk (dans le nord de l’Irak) à Banias (littoral syrien) où se trouve une raffinerie de pétrole. Cet oléoduc serait rouvert pour satisfaire les besoins des deux pays en produits pétroliers. Ces accords ont été confirmés par le ministre syrien du Pétrole et des Ressources minières, Soufiane Allaou, au quotidien officiel al-Baas. L’oléoduc Kirkouk-Banias avait fait l’objet d’un premier essai en novembre 2000, après une interruption de 18 ans. Il avait été refermé lors de l’invasion américaine en mars 2003. La Syrie, pays exportateur de pétrole, recevait de l’Irak, avant cette date, environ 200.000 barils par jour facturés à des prix préférentiels.

Bagdad et Damas sont également convenus de relancer le Haut comité conjoint Irako-syrien, qui sera présidé par les Premiers ministres des deux pays, et de créer un comité de suivi pour faire le point sur la coopération bilatérale. Les deux capitales sont également tombées d’accord sur la construction d’un gazoduc allant du champ de gaz naturel irakien d’Akkas, près de la frontière syrienne, aux infrastructures de Deir Ezzor dans le nord-est de la Syrie.

Bagdad soigne également ses arrières avec Téhéran. L’Iran et l’Irak collaboreront à la construction de deux oléoducs qui achemineront en sol iranien du pétrole irakien. Un premier oléoduc acheminera du pétrole brut du port de Bassorah, dans le sud de l’Irak, vers le port d’Abadan, dans le sud-ouest de l’Iran. Un deuxième oléoduc sera construit entre les deux villes pour le transport de produits pétroliers. L’Iran achètera ainsi 100.000 barils de brut irakien pour les raffiner dans le port de Bandar Abbas (sud) et revendra deux millions de litres de produits raffinés par jour à l’Irak.

L’octroi de contrats d’exploration-production du pétrole, à des compagnies étrangères, est controversé dans l’ex-Mésopotamie, comme l’atteste la difficile ratification de la législation énergétique. La volonté de Bagdad et de Damas de fixer un calendrier, pour un retrait rapide des troupes américaines en Irak, pourrait-elle avoir pour conséquence de compromettre les efforts américains pour accroître davantage ou protéger son influence sur la politique énergétique de l’Irak ? Le Premier ministre syrien Naji Ottri a invité son homologue irakien à préparer un calendrier de retrait des troupes étrangères de son territoire, accusant même les forces de la coalition de porter une large responsabilité dans la détérioration de la situation sécuritaire en Irak : « La présence de la force d’occupation en Irak attire les forces d’extrémisme irakiennes et conduit à l’escalade de la violence aveugle qui coûte la vie tous les jour à des personnes innocents en Irak », a indiqué le Premier ministre syrien Mohammad Naji Ottri. Tout indique que Bagdad pourrait pousser vers la porte l’ami américain : « L’établissement d’un calendrier pour le retrait des troupes étrangères d’Irak pourrait offrir des opportunités de réconciliation entre Irakiens et créer une atmosphère favorable pour un dialogue sérieux entre différentes parties irakiennes », a estimé le chef du gouvernement syrien.

De telles déclarations ne sont pas sans inquiéter Washington. Force est, pour les stratèges américains, de constater leur échec : ils craignent maintenant que Damas et Téhéran n’essaient d’agrandir dans le territoire irakien leurs zones d’influence respectives, et ce, au détriment de leur propre influence. Al-Maliki en rajoute. Réagissant aux diverses interpellations des représentants démocrates et républicains, le Premier ministre Al-Maliki a répliqué avec une certaine ironie : « Ces déclarations ne nous inquiètent pas beaucoup. Ce qui nous préoccupe, c’est notre expérience démocratique et le respect de la Constitution. Nous trouverons à travers le monde de nombreux soutiens à nos efforts ». Est-il utile de rappeler le constat du ministre des Affaires étrangères de France à Bagdad : « Les Américains ont commis erreur sur erreur. Il est impossible de refaire l’Histoire. Il s’agit maintenant de tourner la page », déclare Bernard Kouchner, un homme qui ne laisse rien au hasard.

Tout ne va pas pour le mieux pour Nouri al-Maliki qui se débat avec une crise politique apparemment inextricable. Il éprouve beaucoup de difficultés à réconcilier les communautés religieuses d’Irak et à gérer le Parlement, pour mettre en place les réformes jugées indispensables par le gouvernement américain, et pour gérer les ressources pétrolières. Washington ne dissimule même plus son mécontentement. À un point tel que les agences de renseignements américaines font un bilan « pessimiste » des capacités du Premier ministre irakien à « parvenir à la réconciliation nationale », selon le New York Times. Le rapport exprime de « sérieux doutes » et donne une « vision pessimiste » des capacités du gouvernement à « surmonter les différences confessionnelles » et à unifier le pays.

Aveuglé par son orgueil démesuré et rejetant tout échec de sa stratégie, Georges W. Bush devrait n’avoir d’autre choix que de constater que l’Irak quitte le peloton et n’en fait qu’à sa tête. La sénatrice démocrate, Hillary Clinton, estime, franchement, dans un communiqué, que « la stratégie d’escalade » de Georges W. Bush « ne fonctionne pas ». Se refusant à tout échec de sa politique en Irak, Georges W. Bush persiste et signe, dans un baroud d’honneur : « Nous assistons à une réconciliation à partir du bas. Elle est visible, elle est tangible et réelle », déclare-t-il lorsqu’il fait la distinction entre le niveau local et le niveau national. Selon lui, « les Irakiens commencent à rejeter les extrémistes ». « Le Premier ministre Al-Maliki est un type bien, un homme bien à la tâche difficile, et je le soutiens », répète inlassablement Georges W. Bush. « Tant que je serai commandant en chef, nous allons nous battre pour gagner », a déclaré M. Bush, dont le mandat prend fin dans un peu plus d’un an. « J’ai confiance en la victoire », a-t-il ajouté. Après avoir comparé l’Irak au Vietnam, des observateurs ont riposté : « Pour les historiens, la leçon du Vietnam est qu’il faut savoir décider quand cesser de s’en remettre à la seule force militaire ». Ce que ne comprend toujours pas l’entêté Georges W. Bush.

Demain mercredi, dernière partie.

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