vendredi 20 juillet 2007

La Lybie n’est plus un « État voyou » ?

C’est gênant. Très gênant. Là où l’argent achète tout, il y a débauche. Qu’elle soit apparente ou insidieuse, toute débauche crée un malaise. L’affaire, au départ, était énorme : six praticiens étaient accusés d’avoir inoculé le virus du sida à 438 enfants de Benghazi, deuxième ville située à 1000 km de la capitale Tripoli, dont 56 sont décédés.

Ils viennent d’échapper à la peine de mort, la sentence ayant été commuée en peine de prison à vie par la plus haute instance judiciaire de Libye. Achraf Joumaa Hajouj est un médecin d’origine palestinienne. Ils sont condamnés à mort depuis décembre 2006.

L’invraisemblable. En février 1999, 19 employés de l’établissement, essentiellement bulgares, sont arrêtés et accusés d’avoir inoculé le virus aux enfants. Finalement, 13 personnes sont relâchées, mais les autres sont inculpées : 5 infirmières bulgares et un médecin palestinien. Mai 2004 : c’est le procès. Les accusés plaident non coupable. Ils invoquent la torture et des aveux signés dans une langue qu’ils ne connaissent pas : l’arabe. Deux des accusées sont condamnés à être fusillés.

Les avocats de la défense font appel à une sommité médicale : Luc Montagnier se rend sur place et confirme la thèse de contaminations dues aux mauvaises conditions d’hygiène et à la réutilisation des seringues à l’hôpital. Verdict confirmé par un autre spécialiste italien, Vittorio Colizzi. La Lybie transformait en boucs émissaires les cinq infirmières et le médecin palestinien. Pour Saïd Haddad, enseignant à l’école militaire Saint-Cyr et responsable de la rubrique Libye de la revue Année du Maghreb (Éditions CNRS), l’affaire est limpide : « Kadhafi a monté en épingle l’affaire et a attisé la colère des familles contre les infirmières bulgares pour minimiser l’état déplorable de ses hôpitaux ». François Burgat, directeur de recherche au CNRS, ajoute : « Kadhafi estimait qu’il n’était pas assez récompensé pour son ralliement à l’Occident ». La Libye tente bien de conclure un accord avec la Bulgarie en vertu duquel le gouvernement bulgare verserait 10 millions d’euros à chaque famille d’enfant contaminé. Mais pour Sofia, accepter un tel accord reviendrait à reconnaître la culpabilité des infirmières. L’affaire devient de plus en plus lourde pour la Lybie puisqu’elle empêche les tentatives de Tripoli de renouer des liens diplomatiques avec les États-Unis et l’Union européenne.

Rappelons également que Jacques Chirac avait refusé la présence du colonel Khadafi au sommet des chefs d’État africains à Nice à cause de cette affaire. De même, une vente d’avions Rafale à la Libye ne s’est pas faite pour la même raison.

Il convient de faire une pause et de raconter une petite anecdote. En octobre 2003, le footballeur Saadi Kadhafi, fils du dirigeant libyen Muammar Kadhafi, a été testé positif à la nandrolone. Il a admis avoir pris de la nandrolone en Libye pour guérir une hernie discale, quelques mois avant le test. Le Procureur en chef de la Cour suprême italienne vient de suspendre ce cas provoqué par l’usage clandestin de la nandrolone. Selon la loi italienne, les personnes utilisant des médicaments interdits font face à une peine de plus de deux ans de prison. Saadi Kadhafi a eu plus de chance.

Décembre 2006. La revue britannique Nature publie, rappelle Aurélie Blondel, de PlusNews, les conclusions d’une étude de chercheurs d’Oxford : il est établi que la diffusion du virus commence entre 1994 et 1997, alors que les infirmières incriminées étaient encore en Bulgarie. Pourtant, le 19 décembre, le tribunal condamne tous les 6 accusés à mort.

Pour bien saisir la détresse de ces personnes, emprisonnées depuis près de neuf ans, le Nouvel Observateur a dressé un portrait de chacun d’eux que nous reprenons ici.

Kristiana Valtcheva, 48 ans, est arrivée en Libye en 1991, avec son second mari, Zdravko Guéorgiev. Celui-ci, arrêté en même temps que les infirmières en février 1999, a été libéré en 2004 et attend l’autorisation de quitter la Libye. Kristiana Valtcheva a un fils âgé de 29 ans.

Nassia Nenova, 40 ans, est en Libye depuis 1998. Elle a été arrêtée alors qu’elle allait rentrer en Bulgarie. Durant sa détention, elle a tenté de se suicider après avoir été torturée par la police. Son fils n’avait que dix ans à son départ en Libye. Il étudie actuellement en France.

Valia Tcherveniachka, 55 ans, a travaillé dans un hôpital libyen à Tarhuna de 1984 à 1997, avant d’être embauchée à l’hôpital de Benghazi en février 1998. Son mari ouvrier du bâtiment avait été arrêté en même temps qu’elles, mais libéré quelques heures plus tard. Ils ont deux filles.

Valentina Siropoulo, 48 ans, a travaillé en Libye à partir de février 1998 jusqu’à son arrestation. Elle avait immigré en Libye pour payer des études supérieures à son fils.

Snejana Dimitrova, 54 ans, souffre de diabète et paraît la plus épuisée de toutes. Arrêtée une première fois avec d’autres infirmières en décembre 1998, elle a été libérée deux jours plus tard, avant d’être à nouveau arrêtée en février 1999. Elle a une fille de 28 ans et un fils de 34 ans qui vivent avec leur père maçon en Bulgarie.

Achraf Joumaa Hajouj, le médecin palestinien qui a obtenu la nationalité bulgare en juin 2007, effectuait un stage à l’hôpital de Benghazi lors de son arrestation le 29 janvier 1999. Sa famille l’a retrouvé dans une prison après dix mois de recherches. Son père et sa sœur ont fui la Libye en décembre 2005, prétextant un pèlerinage, pour se réfugier aux Pays-Bas. Selon eux, toute la famille a été persécutée en Libye.

Juin 2007. Lors de sa visite en Bulgarie, au début du mois de juin, le président américain Georges W. Bush exhorte Tripoli à libérer les cinq infirmières bulgares et le médecin palestinien. Une déclaration qui refroidit les relations entre l’Union européenne et la Libye.

Juillet 2007. La Cour suprême libyenne confirme les condamnations à mort. La Fondation Kadhafi représente un dernier espoir puisqu’elle annonce que les familles des enfants contaminés accepteraient des compensations financières. Un compromis possible, grâce à un fonds d’aide créé en 2005 par Tripoli et Sofia, sous l’égide l’Union européenne, pour indemniser les familles. Cela permettrait à la dernière instance, le Haut conseil judiciaire, de commuer les peines, voire de gracier les accusés. Mais les familles résistent. Elles refusent de signer le moindre document tant que l’argent ne leur serait pas effectivement versé. Les familles des victimes avaient expliqué qu’un accord sur des indemnisations serait considéré comme une renonciation de leur côté à la peine de mort.

Les enjeux dépassent largement les familles éprouvées. Le « bédouin de Syrte », Moamar Kadhdafi, tient à faire payer une rançon très élevée en espèces sonnantes et trébuchantes au profit des parents des victimes, tout comme il a été contraint de délier les cordons de la bourse pour indemniser les ayants droit des victimes de l’attentat de Lockerbie.

Idriss Lagha, porte-parole des familles, annonce, le mardi 17 juillet 2007, la bonne nouvelle : « Toutes les familles ont reçu les indemnités. Elles signent maintenant des documents affirmant qu’elles les ont reçues et qu’elles acceptent que le Haut conseil judiciaire prenne la décision qu’il jugera appropriée quant aux six personnes ». La décision tombe aussitôt : « Le Haut Conseil judiciaire a décidé de commuer les condamnations à mort contre les cinq infirmières bulgares et le médecin palestinien en peine de prison à perpétuité ».

Les familles des enfants libyens contaminés par le sida ont, en définitive, accepté un dédommagement d’un million de dollars par victime. À leurs yeux et eu égard à une certaine opinion libyenne, les infirmières et le médecin ont bel et bien été reconnus coupables des faits. La Libye, qui n’entendait pas être mêlée à cette tragédie, n’aura pas à subir un jugement international sur le système de santé qui était jugé défaillant à une période où le pays était sous embargo. Il était impératif d’éviter à tout prix de faire le procès du régime en étalant l’état lamentable du système de santé. C’est pratiquement chose faite. Les compensations versées dans le fonds spécial d’aide créé en 2005 proviennent de « certains pays européens et associations caritatives, et de l’État libyen ».

René van der Linden, président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), s’il se déclare heureux par la décision du Conseil supérieur des instances judiciaires libyennes de commuer les condamnations à mort, reste bien conscient des enjeux conclus sur le dos de ces victimes innocentes : « Je suis naturellement soulagé que les condamnations à mort aient été levées. Cependant, la décision du Conseil supérieur des instances judiciaires n’en est pas moins honteuse. Ces personnes sont innocentes, victimes d’une parodie de justice et d’un marchandage politique. Elles auraient dû être libérées il y a longtemps. Cette décision n’effacera jamais la terrible injustice dont ont été victimes des praticiens innocents ».

L’Épilogue reste à venir. Pour mettre toutes les chances de leur côté, les cinq infirmières et le médecin ont déposé une « demande de pardon et de clémence ». Ils s’engagent à ne pas poursuivre l’État libyen pour les huit années passées en prison. Les détenus pourraient purger leur peine en Bulgarie, en vertu d’une convention signée en 1984 par Sofia et Tripoli sur le transfert de prisonniers. Sofia vient de transmettre une demande d’extradition des cinq infirmières bulgares mais aussi du médecin d’origine palestinienne naturalisé bulgare. L’avocat des six détenus a déclaré que « la présidence bulgare aura le pouvoir de gracier » les condamnés une fois rapatriés. Pour Sofia, « l’affaire ne sera terminée que lorsqu’ils seront rentrés en Bulgarie ».

Le Monde tire les conclusions suivantes de cette triste affaire : « un drame : celui des six employés médicaux étrangers pris dans la nasse d’un pouvoir libyen qui s’est livré à de sombres et cyniques calculs, relevant tour à tour de la prise d’otages et du racket à l’échelle internationale. Ces infirmières, ce médecin, aujourd’hui tous ressortissants de l’Union européenne, puisque la Bulgarie en est membre depuis le 1er janvier, ont toujours clamé leur innocence. Leurs aveux, lors du simulacre de procès organisé en Libye, ont été arrachés sous la torture : passages à tabac, chocs électriques, sévices sexuels. […] On peut ainsi se demander jusqu’où, en réalité, les pays européens qui ont versé d’importantes sommes d’argent au régime de Tripoli, d’autres ayant effacé des créances qu’ils tenaient sur la Libye, ont cédé au chantage ».

Le mot de la fin revient au gouvernement de la France de Nicolas Sarkozy. David Martinon, porte-parole de la présidence française, déclare que : « les familles des enfants libyens contaminés par le virus du sida ont accepté ce jour de renoncer à la peine capitale pour les six personnels médicaux bulgares, dans le cadre de la tradition du pardon islamique. Cette décision est sage et courageuse, elle mérite le respect. En commuant la peine capitale en peine de prison à vie, le Conseil supérieur des instances judicaires a ouvert la voie à une possible extradition des infirmières bulgares et du médecin palestinien. Dans cette tragédie, la position du président Sarkozy est constante. Elle est dictée par une double solidarité : avec les enfants contaminés et leurs familles, dont il souhaite alléger la souffrance, et avec les six personnels médicaux étrangers ».

Le Guide a invité le président de la République à venir en Libye. Bien sûr, le président a accepté cette invitation, qu’il honorera rapidement si cela peut être utile à la résolution de l’affaire des enfants contaminés (par le sida) de Benghazi et des six personnels médicaux bulgares. Bon voyage, monsieur Sarkozy.

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