Nicolas Sarkozy, Colmar (Libération, 25-26/11/2006)
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Monsieur Sarkozy
Vous serez, à compter du 16 mai prochain, le président élu de la République de France. Nul doute que votre apprentissage sera particulièrement enrichi par vos expériences passées. Devons-nous nous en réjouir ou nous en inquiéter ? Votre score est on ne peut plus clair. De savantissimes exégètes sont déjà à pied d’œuvre pour analyser votre pensée, vos idées, vos écrits, vos allocutions, vos discours, vos interventions médiatiques ou non. La France foisonnera d’analyses passionnelles, rationnelles, scientifiques ou générales à votre sujet. À satiété. Entre temps, je peux comprendre votre retraite sur Le Paloma. La mer, le ciel, le silence, loin du tumulte de ces voitures que des fortes têtes s’amusent à incendier dans les cités, vous avez tout le loisir de préparer votre rentrée.
Vous êtes l’élu. Parmi 44,5 millions d’électeurs, 53,1 % ont vous ont désigné pour être président. Je ne dis pas : pour être leur président. Ne serez-vous pas le président de tous les Français et de toutes les Françaises ? Dans votre campagne, vous n’avez nullement hésité à vous réclamer, à plusieurs reprises, de l’héritage de personnalités de gauche comme Léon Blum ou Jean Jaurès. Jaurès qui déclarait en octobre 1887 : « Je n’ai jamais séparé la République des idées de justice sociale sans lesquelles elle n’est qu’un mot ». Et de Léon Blum qui disait de Jaurès en 1928 : « Certes, Jaurès fut socialiste, dit Albert Bayet, et passionnément attaché à son parti, mais jamais le socialisme ne lui cacha la démocratie ».
Amoureux de la France, j’ai pratiqué cette règle de non-indifférence mais non-ingérence, au cours des présidentielles, m’inspirant en cela de la France elle-même qui a su si bien l’appliquer à l’égard de mon pays, le Québec. J’ai suivi votre parcours. Fort complexe, il va sans dire. Je me suis interrogé, comme des milliers de citoyens dans le monde : serez-vous un grand démocrate ? L’avenir le dira. Serez-vous trop à gauche ? Serez-vous trop à droite ? Il n’appartiendra qu’à vous seul de trouver ce délicat équilibre pour servir au mieux votre pays au regard de toutes les tendances confondues.
J’ai suivi, par l’entremise du réseau Internet, votre bref passage Place de la Concorde. À propos, vous avez lu le titre de Libé ? Concorde qui rit, Bastille qui gronde : « Quelques échauffourées éclatent entre 200 à 300 jeunes anti-Sarkozy, qui lancent pavés et projectiles, et les forces de l’ordre, qui répliquent par des tirs de grenades lacrymogènes ». Ce n’est pas la fête partout. Certes, quelques têtes écervelées qui n’ont pas compris l’immense message que vous leur avez transmis : « Le peuple français s’est exprimé. Il a choisi de rompre avec les idées, les habitudes et les comportements du passé. Je veux réhabiliter le travail, l’autorité, la morale, le respect, le mérite. Je veux remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale. Je veux rendre aux Français la fierté d’être Français. Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres ».
A peine les résultats connus, j’ai pu comprendre que la gauche s’émoustillait et ouvrait les tiroirs pour sortir les longs couteaux. Les joutes verbales de la gauche parviendront-elles à assourdir les bruits de la rue ? La gauche se sentira-t-elle interpellée par votre invitation : « J’appelle tous les Français par-delà leurs partis, leurs croyances, leurs origines, à s’unir à moi pour que la France se remette en mouvement ? »
L’Amérique vous a-t-elle entendu, de si loin que lui est parvenu votre message : « Je veux lancer un appel à nos amis Américains pour leur dire qu’ils peuvent compter sur notre amitié qui s’est forgée dans les tragédies de l’Histoire que nous avons affrontées ensemble » ? Nous verrons bien lors de l’élection du prochain président en 2008 si une mention spéciale sera faite dans son allocution à l’adresse de la France : « Oui, nous vous avons entendu ! » J’aurais préféré bien entendu un « Vive le Québec libre ! » pour redonner à mon peuple le goût de l’indépendance. Il ne faut point rêver d’utopie, je sais bien. Rien n’est encore parfait.
En politique, le pardon est rapide et se mesure à l’importance des intérêts stratégiques en en cause : « Le président Bush a hâte de travailler avec le président élu Sarkozy pour la poursuite de notre alliance solide. Les États-Unis et la France sont des alliés historiques et des partenaires », a déclaré le porte-parole de la Maison blanche. Comme l’indique avec à-propos le Nouvel Obs : « USA Today se félicite que l’anti-américanisme et la guerre en Irak aient été peu présents dans la campagne. Il est “temps de dire ‘au revoir’ aux ‘frites de la liberté’” (”freedom fries” au lieu de “french fries”, frites françaises), symbole de la tension envers la France au moment de l’invasion en Irak ».
Ces boutades à l’américaine n’avaient pas empêché les francophiles d’Amérique d’appuyer votre prédécesseur, Jacques Chirac, pour sa volonté d’éviter un désastre en Irak. Les faits lui ont donné largement raison. De ce côté-ci de l’Amérique, notre premier ministre, monsieur Jean Chrétien, un autre mal-aimé, a été plébiscité pour avoir tenu tête à notre voisin du sud. Nous n’étions pas non plus très favorables à l’invasion de l’Irak. Notre nouveau premier ministre, de droite également et très conservateur, s’est permis, au début de son mandat, une bourde magistrale en appuyant sans réfléchir la guerre d’Israël au Liban. Le rapport Winograd vient de lui infliger une sévère leçon.
Votre temps est et sera très précieux. Avant que vous ne battiez retraite momentanément pour une méditation bien songée, permettez-moi de vous exposer très succinctement mes préoccupations. J’en viens donc à l’objet de la présente lettre ouverte. C’est de l’enfant que j’aimerais vous entretenir, monsieur le président. Je suis inquiet. Inquiet du virage que prend de plus en plus la République française à l’égard de ceux ou de celles que vous avez très malheureusement qualifié de racailles. Je n’ai nulle intention d’être déplaisant eu égard à la dignité de votre fonction. Force m’est toutefois de m’adresser à l’auteur de la Loi du 13 mars 2003.
En février 2007, dans un de vos discours, vous avez, dans un bel élan, déclaré : « L’enfant est innocent, l’enfant n’est pas responsable. La pauvreté, la misère il les subit. Il n’y est pour rien. Il faut aider l’enfant, lui donner sa chance, détecter le plus tôt possible ses difficultés, ne pas le laisser s’abîmer, ne pas le laisser s’enfermer, se replier sur lui-même » (Nicolas Sarkozy, Discours à Maisons-Alfort (02/02/07).
Permettez-moi de vous entretenir un court instant sur cette justice sociale que tenait pour très haute Jaurès au sein de la République. Et de cette justice sociale, je voudrais vous souligner l’importance des droits de l’enfant.
Mélanie Marchand, de l’Université de Caen, dans un excellent mémoire, nous rappelle que cette racaille a souvent subi l’opprobre public en se faisant interpeller par des noms comme « Street Arabs », « Street Urchins » ou bien « Bedouins of the Street ». Françoise Tétard, dans une étude sur les « arab boys », ces petits vagabonds qui encombrent nos rues..., écrit, pour sa part : « Comme l’affirme dès 1881 Théophile Roussel, un des principaux initiateurs du texte de loi : « Pour tarir la source d’où proviennent d’abord l’enfance coupable, et ensuite la population dangereuse et criminelle, il faut remonter aux conditions qui font l’enfance délaissée et maltraitée. » Donc, la seule solution possible, c’est de « soustraire l’enfant à l’influence pernicieuse de la famille ». Cette loi faisait entrer les enfants victimes dans le train des enfants coupables... Les petits « arab boys » furent coupables d’être victimes ! »
Patrick Joseph Murray, premier inspecteur des écoles de rééducation, Irlande, cité par Mélanie Marchand, écrivait en XIXe siècle : « De milles façons, les vices des pauvres affectent les classes les plus riches. Les enfants de nos familles défavorisées répandent la contagion de leurs vices à l’extérieur de leur maison. Le petit mendiant des rues devient une tentation. La petite fille rejetée qui se retrouve dans la rue par la faute de ses parents devient la séductrice de notre jeunesse ».
À cette dernière lecture, je retrouve certains accents proches de la notion de racaille dont vous avez voulu débarrasser tout un quartier pollué. Monsieur Sarkozy, serez-vous le président des seuls riches et bien-nantis ou manifesterez-vous un peu plus de compassion pour une classe plus indigente et plus près de la misère humaine ? Voilà toute mon inquiétude.
Permettez-moi de porter à votre connaissance un cas extrême qui m’a fait sursauter. Deux frères de 9 et 11 ans, des enfants, quoi !, risquaient d’être inscrits au fichier des empreintes génétiques pour avoir volé deux balles rebondissantes et deux tamagotschi dans un hypermarché du Nord, indique Le Parisien du samedi 5 mai. Le père des deux enfants a d’abord pensé que les gendarmes voulaient les impressionner, lorsqu’ils se sont présentés à leur domicile. « Ils venaient nous apporter une convocation pour vol dans la mesure où le magasin a porté plainte », a expliqué le père au Parisien. « Ils ont expliqué à mon fils aîné qu’il serait photographié, qu’on lui prendrait ses empreintes digitales et aussi ses empreintes génétiques, ajoutant même que mon fils ne pourra pas forcément faire le métier qu’il veut plus tard car il sera fiché ! ». Selon Libération, lors de l’audition le 5 mai des deux gamins, les enquêteurs et le substitut du procureur ont finalement fait machine arrière, n’ont demandé ni relevé d’empreintes digitales, ni effectué de prélèvement génétique, et ont bouclé l’affaire par « un rappel à la loi ». « Il y a une part de maladresse des deux gendarmes qui n’ont pas voulu les ficher mais leur faire peur », dit-on à la gendarmerie, « même si la loi l’autorise ».
À cet âge sont-ils déjà qualifiés de petits « arab boys » ? Trop jeunes j’imagine pour être qualifiés de racailles. Monsieur le président, ces enfants ont 9 et 11 ans. J’ai peine à contenir ma colère contre ce geste insensé de la République française à l’égard de ses enfants. Mais comme vous l’avez si bien dit : « Un policier, ce n’est pas un travailleur social ». Comment vous expliquer. Je ne retrouve plus l’esprit républicain de la France. Je ne suis qu’un étranger, je dois l’admettre.
Je ne retrouve pas dans cette action de gendarmerie cette compassion que vous manifestiez à Maisons-Alfort pendant les présidentielles : « Il n’y est pour rien. Il faut aider l’enfant, lui donner sa chance, détecter le plus tôt possible ses difficultés, ne pas le laisser s’abîmer, ne pas le laisser s’enfermer, se replier sur lui-même ».
La Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature de Créteil ont écrit, le 23 juin 2005, dans un communiqué conjoint, ce qui suit : « L’une des lois Sarkozy, du 13 mars 2003, prévoyait, outre des peines d’emprisonnement ferme contre les mendiants, les nomades et le racolage passif, de créer le FNAEG (Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques). [...]Aujourd’hui, le fichage génétique est massivement appliqué aux mineurs, car la loi s’applique sans aucune limite d’âge à toute personne condamnée pénalement pour les infractions concernées : Selon des instructions hiérarchiques, le Procureur de la République de Créteil a en effet demandé aux services de police du Val de Marne de convoquer tous les enfants âgés de plus de 13 ans , condamnés depuis le 1er octobre 2004, afin de recueillir leur ADN ».
Monsieur Sarkozy, serez-vous le président de tous les enfants qui n’ont pas le bonheur de vivre dans le porphyre ?
Pas moins de 137 infractions, selon l’article 706-55 du code de procédure pénale, peuvent entraîner le prélèvement obligatoire de l’ADN. Le législateur n’a cessé d’ajouter des infractions justifiant l’entrée dans le fichier. Le traumatisme du 11-Septembre et la loi Sarkozy ont gravement accéléré le processus. La tentation du fichage génétique de masse.
« Il ne faut pas punir des enfants victimes »
Thomas Hammarberg du Conseil de l’Europe écrit : « Un enfant est parfois plus une victime qu’un délinquant. Son origine sociale est souvent tragique. Cela renvoie à l’importance primordiale de la détection précoce et des mesures préventives. Le pouvoir judiciaire est le dernier maillon de la chaîne, et nous devrions essayer de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas en arriver là ».
Intervenu plusieurs fois de « façon préventive » pour que des mineurs punis par des sanctions éducatives (et non par une peine) ne soient pas enregistrés dans le Fnaeg, Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme, redoute qu’un jour des très jeunes enfants le soient : « L’idée de marquer génétiquement un gosse qui n’a pas dix ans pour un vol dans un magasin et d’en garder la trace indélébile dans un tel fichier est injustifiée, disproportionnée, scandaleuse. Damner à vie un enfant qui a fait une ânerie ou repérer les petits turbulents dès la crèche, c’est une politique qui consiste à enfermer les gens dans la délinquance ».
Au Canada, et au Québec, nous consentons des efforts pour respecter les droits des enfants et leur éviter, dès le bas âge, des vexations et des humiliations qui les marqueront pour la vie. Les juges des tribunaux pour adolescents de toutes les régions du pays estiment qu’une grande partie des affaires dont ils sont saisis pourraient faire l’objet de mesures extrajudiciaires. Un récent sondage national effectué parmi les juges des tribunaux pour adolescents révèle que 54 % des juges sont d’avis qu’au moins la moitié des affaires qu’ils entendent auraient pu être réglées tout autant sinon mieux par des mesures extrajudiciaires. Même au Québec, où le pourcentage d’adolescents traduits devant les tribunaux est le moins élevé, 27 % des juges ont affirmé qu’au moins la moitié des affaires entendues se prêterait aux mesures extrajudiciaires (Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA).
Monsieur le président, la loi du 17 juin 1998 visait surtout, selon mes lectures et ma compréhension, à protéger les mineurs des agressions sexuelles. Pour Josiane Bigot, magistrat et président du Réseau pour l’accès au(x) droit(s) des enfants et des jeunes, « cette situation met en lumière les dérives possibles de l’utilisation abusive du fichage génétique ».
Lorsque vous déclarez : « Je veux réhabiliter le travail, l’autorité, la morale, le respect, le mérite. Je veux remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale. Je veux rendre aux Français la fierté d’être Français », est-ce le bon moyen ?
Serez-vous, monsieur Sarkozy, le président de tous ces enfants qui, en plus du danger d’abus par des prédateurs, deviennent également des victimes d’un système d’empreintes odieux qui les marquera pour la vie ? Deux enfants de 9 et 11 ans. Il y en a encore combien de cet âge en attente de confier leurs empreintes génétiques à un fichier de l’État ? « Vous avez déclaré à Michel Onfray : « Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable ». Qu’aurait changé dans leur vie, monsieur le président, le fait d’être inscrits au fichier des empreintes génétiques ?
« Je n’ai jamais séparé la République des idées de justice sociale sans lesquelles elle n’est qu’un mot », disait Jaurès.
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À partir de quel âge a-t-on le droit au respect de l’État ?