lundi 30 avril 2007

Lettre ouverte à l'Ambassadeur de l'Afghanistan au Canada

Monsieur l'Ambassadeur


Comme vous le savez, puisque vous avez participé à ce débat par vos déclarations, la Chambre des communes est aux prises avec des réponses contradictoires du gouvernement conservateur minoritaire relativement à des cas de tortures dans votre pays. Votre déclaration est simple et elle servira de propos à cette lettre ouverte : « C'est la responsabilité de notre gouvernement, dites-vous, de voir à cela et de corriger les problèmes qui pourraient exister, qu'il s'agisse de porter des accusations d'abus ou de poursuivre quelqu'un en justice - ou de faire parvenir des preuves à la cour ». Vous ajoutez : « Même si les portes des prisons afghanes devaient être ouvertes aux responsables canadiens, ce sera aux autorités afghanes de gérer tout cas présumé d'abus ».


Permettez-moi, monsieur l’Ambassadeur, de porter à votre attention quelques faits :


Cinq ans après le début des tentatives pour stabiliser l'Afghanistan, ni le Canada, ni l'OTAN n'entrevoit clairement une stratégie pour quitter le pays. Si une grande majorité d'Afghans appuient la présence canadienne dans leur pays et s'opposent à la résistance talibane, (Charney Research-ABC News), le Canada ne constitue qu'une petite partie de la mission de l'OTAN en Afghanistan, laquelle compte plus de 30 000 soldats.


À l’origine, l’invasion militaire de votre pays avait pout but de neutraliser un régime jugé coupable de supporter l’organisation Al-Qaida. En raison des événements du 11 septembre 2001, comme vous le savez sans doute, les États-Unis ont été appuyés dans cette guerre par l’ensemble des pays dans le monde. Or depuis, les commentaires sur la présence canadienne en Afghanistan sont plutôt dévastateurs.


En mars 2006, un sondage révélait que 62 pour cent des Canadiens s'opposaient au déploiement en Afghanistan et que 70 pour cent d'entre eux souhaitaient un débat sur le sujet aux Communes. Ipsos Reid vient de dévoiler, en avril 2007, un nouveau sondage indiquant que près des deux tiers des Canadiens (63 pour cent) souhaiteraient que la mission canadienne se termine en février 2009, date butoir du déploiement actuellement en cours. Les répondants du Québec et des provinces atlantiques sont plus enclins à appuyer un retour des troupes.


Petite précision, monsieur l’Ambassadeur : « L'appui général à la mission n'arrive pas à obtenir une forte majorité. Ainsi, seulement 52 pour cent de la population appuierait la mission en Afghanistan ».


En réponse, notre ministre des Affaires extérieures, monsieur Peter MacKay, considérait en mars dernier que la durée de la mission canadienne en Afghanistan devait être déterminée en grande partie par les généraux des forces armées et non par les parlementaires. Selon le ministre, un vote aux Communes sur cette question aurait nui à la sécurité des militaires déployés en Afghanistan et miné le moral des troupes.


Pourtant, monsieur l’Ambassadeur, comme l’indique le directeur général de l’Agence de presse étudiante mondiale, Bruno Maltais : « En septembre 2006, le Secrétaire général des Nations Unies constatait que la situation en Afghanistan était dans son pire état. En avril 2007, Human Right Watch nous apprenait que l’année 2006 a été la plus meurtrière. Au moins 669 civils ont été tués dans des attaques de l’insurrection, dirigées de plus en plus vers la population civile.


Nous avons au Canada un débat très fâcheux sur le comportement de votre gouvernement à l’égard des prisonniers que lui remettrait l’armée canadienne. Notre gouvernement a demandé à votre gouvernement des explications sur le sort de prisonniers remis aux autorités locales par des soldats canadiens, à la suite d'informations selon lesquelles ils auraient été torturés. Le gouvernement tente par tous les moyens de minimiser les allégations d'une trentaine de détenus, de votre pays, qui ont raconté au quotidien The Globe and Mail avoir été torturés, battus, électrocutés, laissés dehors dans le froid et privés de sommeil, entre autres.


Vérité et mensonge font mauvais ménage dans les circonstances. Notre gouvernement minoritaire semble recourir à l'un ou à l'autre de ces artifices : vérité ou mensonge.


Le quotidien La Presse nous apprend ce samedi que : « entre 2002 et 2005, le Canada avait l'habitude de remettre aux Américains les prisonniers afghans soupçonnés d'avoir des liens avec les talibans. Mais Ottawa a décidé de négocier une entente de transfert des prisonniers avec les autorités afghanes, à la suite de la controverse provoquée par les mauvais traitements au centre de détention militaire américain de Guantánamo, à Cuba, et les tortures infligées aux prisonniers par des militaires américains à la prison d'Abou Ghraib, en Irak ». […] « Les rapports de surveillance de la Commission indépendante des droits de la personne de l'Afghanistan indiquent que la torture demeure une pratique courante des policiers, notamment à l'étape de l'enquête. Cette mesure est utilisée pour obtenir des confessions des détenus », peut-on lire dans le rapport annuel de 2004. […] « Les commandants de la police et leurs troupes ont été impliqués dans de nombreux cas de viol de femmes, de filles et de garçons », écrivent les diplomates canadiens dans leur rapport annuel de 2005 ».


Très embarrassant monsieur l’Ambassadeur. Cela revient à dire que cette pratique n’a pas été jugulée depuis 2002. Convenez que nous ne connaissons pas la face cachée de la réalité. Comme le montre si bien le quotidien La Presse, ces rapports, présentés au gouvernement libéral de monsieur Paul Martin, sont comparables à celui divulgué par un quotidien torontois, mercredi, et qui a fait un grand bruit à la Chambre des communes. Ce document, daté de 2006, démontrait que la torture demeure un outil de prédilection des autorités afghanes dans les prisons.


Autre fait embarrassant monsieur l’Ambassadeur : notre gouvernement actuel envoie des messages contradictoires sur l'accès des soldats canadiens aux détenus afghans et la supervision qu'ils peuvent en faire. Votre déclaration récente n’est pas de nature non plus à apporter un éclairage supplémentaire à cet embrouillamini. Votre propre Commission indépendante des droits de la personne, que votre gouvernement a chargée de la surveillance des détenus, affirme ne pas avoir accès à certains prisonniers.


Pour Human Rights Watch, il faut revoir tout le système : les pays de la coalition, qui incluent le Canada, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, devraient s'entendre pour se doter d'un centre de détention commun en Afghanistan. Qu'en pense votre gouvernement ?


D'après deux experts en droit international, le Canada a déjà enfreint la Convention de Genève et a ouvert la porte à des poursuites pour crime de guerre contre les soldats canadiens. Selon Amir Attaran, professeur de droit de l'Université d'Ottawa, et Michael Byers, de l'Université de Colombie-Britannique, le gouvernement fédéral n'a plus le choix : face aux allégations, il doit dès maintenant mettre un terme au traité.


Les « pas de bébé » du gouvernement afghan, auxquels vous faisiez vous-même allusion dans votre déclaration, sont particulièrement gênants, dans les circonstances, tant par leur lenteur à évoluer que par leur valse hésitation. Le Canada est dans de beaux draps, monsieur l’Ambassadeur.


Dans le cadre du Forum annuel qui réunit les membres des forces de l'OTAN, Richard Holbrooke, ancien ambassadeur des États-Unis à l'ONU, est venu dire jusqu'à quel point il s'était rendu compte de l'impopularité du gouvernement du président afghan Hamid Karzai auprès des Afghans eux-mêmes. Notre gouvernement semble vivre les mêmes soucis de popularité auprès de sa population, mais pas pour les mêmes raisons. A moins que le mensonge ne gagne en pratique au sein de notre gouvernement conservateur minoritaire. Notre ministre, monsieur Peter MacKay, a déclaré au même Forum annuel que : « l'OTAN doit stabiliser le sud de l'Afghanistan, procéder à la reconstruction du pays et y rétablir les institutions politiques et judiciaires : l'avenir des opérations militaires des alliés en Afghanistan ne tient qu'à un fil ».


Pour Denis Coderre, du Parti libéral du Canada : « L'engagement du Canada concernant la reconstruction et la sécurité de l'Afghanistan ne se limite pas à nos opérations militaires à Kandahar. Le Parti libéral tient à ce que la mission canadienne en Afghanistan soit constructive, à ce qu'elle repose sur des principes et à ce qu'elle soit axée sur la diplomatie et l'aide au développement ».


Selon vous, monsieur l’Ambassadeur, monsieur Coderre rêve-t-il en couleurs lorsqu’il croit possible qu’un tel engagement du Canada soit axé sur la diplomatie et l’aide au développement ? Les intérêts économiques régionaux, dominés par la position américaine, favorise-t-elle selon vous une telle approche ?


En vertu du droit international, le Canada a la responsabilité de protéger les prisonniers de l'abus et de s'assurer qu'ils ne sont pas remis à un État qui pratique la torture. Avant d’être traduit devant un tribunal international pour laxisme, contradictions et mensonges, je propose, monsieur l’Ambasadeur, la solution suivante:


  1. Relativement aux cas de tortures dans votre pays, le Canada reconnaît pleinement à votre gouvernement la responsabilité de voir à cela et de corriger les problèmes qui pourraient exister, qu'il s'agisse de porter des accusations d'abus ou de poursuivre quelqu'un en justice puisque, comme vous l’indiquez si bien, même si les portes des prisons afghanes devaient être ouvertes aux responsables canadiens, ce sera aux autorités afghanes de gérer tout cas présumé d'abus.
  2. Le Canada reconnaît qu’il est de sa responsabilité de respecter la volonté des canadiens et des canadiennes et de se retirer de cet enfer où son intervention ne repose plus sur des principes axés sur la diplomatie et l'aide au développement mais sert uniquement à protéger des intérêts régionaux qui lui sont parfaitement étrangers et pour lesquels il n'a aucune raison de sacrifier des vies humaines.

Pierre R. Chantelois

Montréal (Québec)


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