Extrader Andreï Lougovoï, c’est porter atteinte aux services secrets. Les autorités veulent l’éviter pour des raisons que l’on comprend. Il faut surtout éviter de faire montre de faiblesse et de plier face aux étrangers. Andreï Lougovoï suscite beaucoup d’irritation au Kremlin où personne ne dit rien de bon de lui (Leonid Radzikhovski, RIA Novosti).
Selon Wikipedia, Alexandre Valtérovich Litvinenko était un homme énergique qui a beaucoup évolué. Lieutenant-colonel, il se présentait volontiers comme un «pur» qui serait entré dans les services secrets pour servir sa patrie. Pendant ses années au KGB puis au FSB, il combattait les mafieux et preneurs d'otages.
Il quitte en 2001 la Russie après avoir affirmé, en 1998, qu’ordre lui a été donné d’assassiner le milliardaire Boris Berezovksi. Il se réfugie à Londres pour obtenir l’asile politique en Grande-Bretagne et, très récemment, la nationalité britannique. Alexandre Litvinenko est entre temps condamné en Russie par contumace. Depuis son départ, Litvinenko multiplie les accusations troublantes contre le Kremlin. Dans son livre « Le FSB fait exploser la Russie », ouvrage, écrit en 2002 en collaboration avec l’historien russe Iouri Felchtinski, qui vit aux États-Unis, Litvinenko accuse l'ex-KGB de manipuler l'opinion pour la rendre favorable à la deuxième guerre en Tchétchénie. Selon ce dernier : « le Service fédéral de sécurité (ex-KGB) a coordonné une série d’explosions d’immeubles d’appartements à Moscou et dans plusieurs villes russes en 1999, attentats qui firent 300 morts. Les responsables russes avaient désigné les terroristes tchétchènes comme étant à l’origine de ces explosions et ont lancé peu après une offensive en Tchétchénie ». Litvinenko est proche de la mouvance indépendantiste tchétchène.
Après ce pavé sur le FSB, Litvinenko multiplie les attaques contre Vladimir Poutine, accusant ce dernier d'être personnellement responsable de la mort d'Anna Politkovskaïa, journaliste d'opposition tuée à Moscou le 7 octobre. Anna Politkovskaïa était reconnue pour la défense des populations civiles de Tchétchénie, comme en témoignent encore aujourd'hui ses livres. Le 27 novembre, le Times affirme que Litvinenko s'est rendu en Israël au cours des semaines qui ont précédé sa mort dans le cadre d'une enquête sur la liquidation du groupe pétrolier Ioukos. Incarcéré le 25 octobre 2003, le PDG de la compagnie pétrolière russe YUKOS, Mikhail Khodorkovsky, a été condamné à l'issue d'un procès à huit ans de camp de travail. Pour certains, son arrestation s'inscrivait dans une chasse aux sorcières contre les oligarques qui avaient financé et soutenu l'ascension politique de Boris Ieltsine, obtenant ainsi que l'État russe fermât les yeux sur leurs pratiques mafieuses. Il en est ainsi des oligarques Nikolaï Glouchkov, Anton Titov, Boris Berezovski et Vladimir Goussinski.
À l'University College Hospital de Londres, Alexandre Litvinenko meurt mystérieusement le 23 novembre dernier. Sa mort, qualifiée de meurtre, ouvre une enquête menée depuis par la cellule antiterroriste de Scotland Yard. Le président russe Vladimir Poutine réagit sur la mort de Litvinenko : « Litvinenko a été licencié des services de sécurité où il était chargé de l'escorte de prisonniers. Il n'était porteur d'aucun secret d'État. La justice russe le poursuivait pour abus de fonction, plus précisément pour avoir passé à tabac des interpellés et volé des explosifs. Il a reçu trois ans de prison avec sursis, autant que je sache. Il n'avait pas besoin de fuir où que ce soit ».
Les autorités sanitaires britanniques font une surprenante découverte : elles affirment avoir découvert dans son corps des traces de polonium-210. Le polonium est un élément chimique de la famille des chalcogènes, de numéro atomique Z = 84 très rare à l’état naturel, qu’on trouve à l’état de traces dans les minerais d’uranium. C’est le premier élément découvert par Pierre et Marie Curie en 1898 dans leurs recherches sur la radioactivité de la pechblende. Ce n’est que plus tard qu’ils découvrirent le radium. Le mot polonium a été ainsi choisi en hommage aux origines polonaises de Marie Sklodowska-Curie. Scotland Yard transmet au parquet britannique le dossier sur le meurtre de l'ex-agent et pointe du doigt l'homme d'affaires Andreï Lougovoï.
En 1987, Andreï Lougovoï entre à l'école militaire du Soviet suprême avant d'intégrer le prestigieux régiment du Kremlin. À l'époque, il appartient au 9e bureau du KGB, chargé de la sécurité des hauts dignitaires du parti. Au moment de l'effondrement du régime soviétique, Lougovoï se lance dans les affaires. Il rencontre en 1995 Boris Berezovski, homme d'affaires et homme politique russe né en 1946, l'un de ceux que l'on a appelé les « oligarques ». Berezovski devient le premier milliardaire en Russie, en tirant profit de la libéralisation post-communiste et de ses entrées dans le cercle de Boris Eltsine. Poursuivi pour fraude et évasion fiscale par le Parquet russe, il vit actuellement en exil à Londres sous le nom de Platon Elenine.
Lougovoï acquiert en partie une usine de production de kvas (boisson à base de pain fermenté) et de boissons à base de miel, aux profits très juteux. Comme beaucoup d'anciens militaires, policiers ou agents des services spéciaux russes, il continue également de faire profiter de son expérience sécuritaire. Il dirige une société de sécurité, installée dans un hôtel de Moscou.
Après plusieurs mois d'enquête, la justice britannique lance des poursuites contre Andreï Lougovoï. Le directeur du Crown Prosecution Service (CPS), Sir Ken MacDonald, déclare détenir des preuves suffisantes pour inculper Andreï Lougovoï pour meurtre par « empoisonnement délibéré ». Un véritable bras de fer s’engage alors entre Londres et Moscou.
Londres et Moscou se disputent par demandes interposées : Londres refuse d'accéder à la demande de la Russie d'extrader l'oligarque russe Boris Berezovski, virulent opposant au président Vladimir Poutine, et Moscou refuse d'extrader Lougovoï soupçonné du meurtre de Litvinenko au polonium-210. La Russie soutient qu'elle pourrait juger Lougovoï dans ses tribunaux si Londres fournit assez de preuves mais la Grande-Bretagne a rejeté l'offre, insistant pour que ce procès ait lieu sur son territoire. Le procureur général russe, Iouri Tchaïka, estime qu'une extradition de Lougovoï violerait la constitution russe.
Le principal intéressé, Lougovoï, nie évidemment toute implication dans la mort de Litvinenko : « Je n'ai pas tué Litvinenko, je n'ai aucun rapport avec sa mort et je suis fondé à exprimer de la méfiance sur les soit-disantes preuves rassemblées par la justice britannique », a-t-il déclaré ajoutant que son inculpation répond à des « motivations politiques ». Il promet des déclarations qui « vont faire sensation dans l'opinion publique britannique et pourront changer de manière radicale la perception des événements qui se sont produits ces dernières années en Grande-Bretagne autour de certaines personnalités d'origine russe ».
Ces accusations viennent de tomber, de la personne même de Lougovoï. Il accuse Alexandre Litvinenko d'avoir obtenu son asile politique en Grande Bretagne parce qu'il a été recruté par les services britanniques. Litvinenko travaillait pour le MI-6, les services secrets britanniques. Lougovoï dit détenir des preuves de l'implication «directe» des services britanniques. Il a toutefois indiqué avoir contacté les services secrets russes et être désormais tenu par le secret.
« Sur son conseil, Berezovski a transmis des documents du Conseil de sécurité (russe) et est aussi devenu un agent du MI 6 », accuse Lougovoï. Litvinenko a « échappé à leur contrôle » et a été « supprimé » avec leur complicité ou au moins leur assentiment : « Même si (les services secrets britanniques) ne l’ont pas fait eux-mêmes, cela a été organisé sous leur contrôle ou avec leur connivence ». A ses yeux, l’empoisonnement est soit l’œuvre directe des services des services britanniques, soit - « théorie la plus probable » - un assassinat commandité avec l’accord du MI-6 par Boris Berezovski, ennemi juré de Vladimir Poutine et « maître reconnu en matière d’intrigues politiques ». Litvinenko pourrait avoir eu des preuves que Berezovski avait obtenu l'asile politique sous de faux prétextes. Litvinenko disposait de plus de « documents compromettants » sur les « activités illégales » de l'homme d'affaires et voulait le faire chanter après que ce dernier « eut divisé par trois » le « salaire » qu'il lui donnait.
Lougovoï a également évoqué une autre piste : « il pourrait s’agir d’une vendetta de la mafia russe en Espagne. Selon lui, Litvinenko avait prêté main forte à la police espagnole pour combattre ce groupe ». « Une véritable guerre est menée contre moi et contre la Russie dans la presse », a-t-il ajouté.
L’Agent 007 n’aurait pas fait mieux. Nous nageons en pleins complots, tragédies, crimes et autres ingrédients pour bons polars.
Konstantin Kossatchev, président du Comité de la Douma pour les affaires internationales, juge parfaitement vraisemblable la déclaration de M. Lougovoï selon laquelle « le territoire britannique a été utilisé pour financer le terrorisme à des fins politiques et pour déstabiliser la situation en Russie. La situation est grave, il y va de l'honneur des organes judiciaires et de sécurité, ainsi que des services secrets britanniques ». Mikhaïl Grichankov, premier vice-président du Comité de défense de la Douma (chambre basse du parlement russe), qualifie de crédibles les affirmations d'Andreï Lougovoï sur le recrutement de Litvinenko et Berezovski par les services secrets britanniques : « A un moment donné, Boris Berezovski disposait, en tant que haut fonctionnaire, d'informations secrètes, par conséquent, les services secrets britanniques ont profité d'une occasion exceptionnelle pour les lui soutirer » (RIA Novosti).
Alex Goldfarb est un émigré russe qui dirige actuellement à New York la Fondation internationale pour les libertés civiles (IFCL). Pour Goldfarb, ami de Litvinenko et de Boris Berezovski : « Une chose est vraie : Lougovoï n'avait aucune raison personnelle de tuer Litvinenko. Mais ce n'est pas un homme libre, il est sous le contrôle du Kremlin et tout ce qu'il dit est décidé au Kremlin ». Les services secrets russes « n'ont pas seulement commis un meurtre, ils veulent maintenant étouffer l'affaire ».
Commentant les déclarations de Lougovoï, Boris Berezovski a déclaré : « M. Lougovoï, qui me fait de la peine, s'est retrouvé être un pion dans ce grand jeu politique, en même temps que l'exécuteur de ce crime et l'une des personnes qui le couvrent. Je n'ai rien contre Lougovoï, il a bien sûr un pistolet dans le dos, et il s'agit de sa propre vie et de celle de sa famille. Mais je ne pourrai jamais justifier pour autant son implication dans le meurtre de Litvinenko. Les services secrets britanniques savent bien que je ne suis sur aucune liste ni dans aucune organisation, y compris le MI6 ».
Andreï Lougovoï estime à plus de 25 millions de dollars les dommages causés à son business par l'affaire Litvinenko. il était encore il y a peu l'un des propriétaires d'une usine à forte capitalisation dans la région de Riazan (Sud-est de Moscou). « Afin de ne pas mettre à mal mes partenaires, j'ai donc quitté cette entreprise » (RIA Novosti).
Conclusions
Dans une entrevue à RIA Novosti, Leonid Radzikhovski tire les observations suivantes de l’affaire Litvinenko-Lougovoï : « c'est à Londres que la Russie a besoin de Boris Berezovski. Ce dernier s'est déjà suffisamment ridiculisé en Occident, et sa « collaboration » avec l'Autre Russie détruit moralement ce mouvement d'opposition hétéroclite même aux yeux de ses rares sympathisants. Boris Berezovski, figure incontournable de l'opposition, travaille bon gré mal gré pour le Kremlin. L'affaire Litvinenko est au centre d'une campagne médiatique massive où les arguments juridiques n'intéressent pas beaucoup de monde. Pour l'opinion publique, tout est simple: si on ne l'extrade pas, c'est pour le soustraire à la justice ».
Qu'est-ce que la Russie perd, à part sa réputation?
« La Russie ne sera exclue d'aucune organisation internationale. Elle pourra développer, comme par le passé, ses échanges commerciaux. Ses frontières ne seront pas fermées. Qu'en est-il du reste? Rien. L'élite russe qui veut être traitée d'égal à égal en Occident se voit très contrariée par cette vision négative de la Russie. Et les intérêts de l'élite ne peuvent pas être ignorés par l'administration russe ».
Et Andreï Lougovoï ?
« A en juger par la réaction des politologues proches du Kremlin, tel Gleb Pavlovski, Andreï Lougovoï suscite beaucoup d'irritation au Kremlin où personne ne dit rien de bon de lui. Il ne s'agit pas de la Constitution, c'est bien clair. Il faut surtout éviter de faire montre de faiblesse et de plier face aux étrangers. D'autant plus qu'Andreï Lougovoï est un ancien (?) officier du FSB. Extrader, c'est porter atteinte aux services secrets. Les autorités veulent l'éviter pour des raisons que l'on comprend ».
Et l’image de la Russie ?
« Si la Russie veut assainir son image de marque, Andreï Lougovoï devrait aller délibérément à Londres, ce qui est pratiquement impossible. Ou, du moins, l'enquête moscovite devrait être menée de façon à ce que les Britanniques n'aient rien à nous reprocher, ce qui est tout aussi impossible. Une situation, somme toute, extrêmement délicate pour les autorités russes... » (RIA Novosti)
L’affaire a-t-elle un impact négatif sur les relations russo-britanniques, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov a répondu lors d’un point de presse : « Nous ressentons un effet de cette nature ». Le soutien de l’administration américaine à la Grande-Bretagne dans cette affaire risque de compliquer encore les rapports déjà tendus qu’elle a elle-même avec la Russie. « Les États-Unis soutiennent la demande d’extradition de la Grande-Bretagne », a déclaré un porte-parole de la Maison-Blanche, Gordon Johndroe.
Le Premier ministre britannique Tony Blair et Poutine participeront la semaine prochaine au sommet du Groupe des Huit (G8) qui doit se tenir à Heiligendamm, en Allemagne. On ignore pour le moment si une rencontre bilatérale aura lieu.
L’un des dommages collatéraux à cette crise pourrait venir du fait que Londres est le centre financier auquel recourent de grandes entreprises russes cherchant à être cotées en Bourse, et la filiale de BP en Russie, TNK-BP, s’active dans le secteur énergétique russe. Les autorités russes pourraient priver TNK-BP de sa licence d’exploitation du vaste gisement de gaz de Kovykta, en Sibérie orientale. Mais selon des analystes, cette mesure serait plutôt liée à une reprise de contrôle du Kremlin sur des secteurs clés et non à son différend avec la Grande-Bretagne (Reuters).